Une sortie
Hier soir en se couchant, elle s’était dit qu’elle se lèverait tôt. Qu’importe le weekend, rester au lit après le réveil n’était pas son truc, plus son truc. Elle se lèverait tôt, passerait son vieux survêtement déchiré au genou, chausserait les tennis un peu avachies qui accompagnaient ses pas depuis des années, délavées d’avoir été passées en machine et séchées au soleil. Elle griffonnerait une sorte d’attestation sur une demi page A4 parce qu’il ne restait pas vraiment de feuille vierge chez elle pas plus qu’elle n’avait d’imprimante. Elle la glisserait dans la poche ventrale de son sweat à capuche avec sa carte d’identité, son téléphone mobile, le masque qu’elle avait cousu à la main dans un vieux rideau, garni de papier absorbant et paré de ficelle.
Le jour se lève, elle descend les escaliers, tire du bout des doigts la porte du bâtiment et entre dans la rue. Elle est seule dans un calme inhabituel. Pépiement des oiseaux, celui singulier des perruches qui s’installent dans les arbres du quartier, des pies bicolores qui semblent voler par paires. Elle avance le nez en l’air, se dit qu’elle est la seule survivante après la catastrophe, sourit à son scénario éculé par de nombreuses versions de films ou de séries, de livres peut-être, mais elle ne lit jamais. Enfin, plus vraiment, sinon des posts sur Internet. Les derniers survivants…
Elle marche et arpente les rues de proximité, les maisons de son quartier qu’elle n’a jamais vues tant elle est de passage ici, entre le chemin habituel vers l’arrêt de bus pour aller au travail et le repli dans son appartement quand elle a terminé la journée. Elle réalise qu’elle ne connaît même pas les rues de son quartier, pas même ses voisins de palier et se demande si c’est normal, ça, de vivre empilés les uns sur les autres dans un collectif, d’entendre les bruits que font les uns et les autres avec les talons des chaussures, les pieds de chaises sur le carrelage, les cris et les disputes qui parfois la tétanisent, l’aspirateur, les robots de cuisine… Et les nuits torrides qui résonnent en été quand les fenêtres sont ouvertes et que certains s’aiment autour d’elle.
Tout ça des autres sur elle sans jamais se parler sinon pour se dire bonjour les jours où l’on se croise dans le hall ou les escaliers. Est-ce que c’est ça, la vie d’aujourd’hui ? Chacun chez soi et chacun pour soi ? Dans le refus de connaître son environnement sous prétexte que le temps manque ?
Elle boucle dans une rue parallèle et tombe en arrêt devant un panneau d’agence immobilière accroché à un portail métallique noir. En fond de jardin, une maisonnette avec un toit à deux pentes, une fenêtre aux volets fermés de chaque côté de la porte d’entrée. Coquette et charmante. Suffisamment d’espace devant pour y installer une table et des chaises, une chaise longue peut-être sous un parasol. Elle s’y voit déjà. Quittant son deux pièces sans sortie. Elle pourrait presque déménager toute seule tellement la maison est proche de chez elle. Son cœur s’emballe sous ses côtes alors qu’elle n’a pas encore couru.
Elle photographie le panneau, la maison depuis le portail. Elle rêve. Ah oui, elle rêve que cette maison deviendra la sienne quand elle pourra sortir sans attestation. Qu’elle saura convaincre l’agence immobilière de sa fiabilité de locataire, certes précaire, mais sérieuse. Qu’elle pourra obtenir un crédit à la consommation pour financer les frais d’agence et le dépôt de garantie, parce que trois mois de loyer à verser d’une traite, elle ne le peut pas, elle. C’est largement au-dessus de ses moyens.
Mais une maison avec une sortie, ça la rend folle d’y rêver ce matin et de penser que la roue peut tourner dans son sens. Qu’elle va peut-être pourvoir dire « à la maison » pour de bon sans abuser le langage parce que la maison d’aujourd’hui est un appartement minuscule, dans un immeuble immense, au-dessus d’un parking peuplé de voitures à l’arrêt qui fatiguent ses yeux quand elle se penche à la fenêtre. Qui l’obligeait, avant, à fermer les fenêtres aux heures de pointe de la cité pour se préserver des remontées de gaz d’échappement.
Elle aimerait tellement ça qu’elle en pleure ce matin, stoppée net devant ce panneau, ce jardin avec cette maisonnette un peu défraichie au fond. Ses yeux mouillés, elle photographie le numéro au-dessus du portillon, remonte la rue pour y trouver le panneau du nom.
Elle pleure et sourit à la fois, parce qu’elle le sent que les choses vont bouger dans son environnement. Qu’elle ne se laissera pas miner par l’enfermement du moment pour renoncer à ses chances. Elle sent cette force qui pousse en elle depuis quelques jours puisqu’elle prend enfin le temps de souffler, de suivre des cours de gym en ligne pour remobiliser l’ensemble de ses muscles, de lâcher les sodas qui encombraient les sacs de courses pour parer à l’essentiel. Elle sent cette énergie qui lui revient alors qu’elle se pensait usée, séchée par la solitude et ses empêchements de précaire.
Elle sait que sa vie va changer, elle s’accroche à ça ce matin en poursuivant la découverte du quartier où elle vit depuis plus de dix ans sans avoir jamais pris le temps, avant, d’en visiter les rues et les ruelles.
Frottant son visage pour en dégager les larmes et éclaircir son regard, qu’importent les consignes sanitaires qui demandent d’éviter ce type de gestes, elle vérifie que les trois photos sont bonnes. Elle sourit, serre son téléphone dans un geste victorieux avant de le replacer dans la poche kangourou du sweat.
Elle porte une dernière fois le regard sur la maisonnette, l’imprime longuement sur ses rétines et s’éloigne en trottinant.
Il lui reste quarante minutes pour sa sortie matinale.