Une belle poire
Elle jubile. Son esprit caracole, elle sourit. Installée en terrasse de ce qu’elle appelle « un restaurant de filles », elle déjeune en horaires attardés d’une quiche poireau-comté, garnie d’une salade mixte parsemée de graines de tournesol.
Sur les allées deux fois deux voies, la circulation est fluide. Les voitures vont et viennent, les scooters hérissent les oreilles. Un peu plus loin, deux hommes scient des briques et rénovent la façade d’une agence immobilière. Poussière ocre. Tranches de briques entreposées sur une poubelle de rue.
Sous ses yeux les passants. Quelques hommes. De nombreuses femmes qui, comme elle un peu plus tôt, portent le dossier du service de radiologie. Elles sortent de la clinique toute proche. D’un sous-sol habité d’ondes électromagnétiques où l’on expose ses entrailles à l’imagerie numérique, à la lecture aiguisée des gris et des blancs de l’échographie, où l’on se fait compresser les seins pour les faire radiographier, où les os sont évalués, leur densité interprétée. Visages recueillis dans la rue, airs graves, mots distillés au téléphone, rendez-vous à prévoir à nouveau, rien à signaler, les réalités s’entrechoquent devant elle.
Elle jubile. Commande un muffin tout chocolat sans œuf ni gluten — elle apprendra qu’il est réalisé sur une base d’aubergine — pour prolonger son repas. C’est l’heure du goûter. Le thé vert qui accompagne son dessert exhale le goût du chocolat. Un délice !
Passent deux femmes, une mère et sa mère, empoignant chacune une fillette. La mère penchée vers l’une : « Et tu ne réclames rien, hein ! Tu as entendu ? Tu ne réclames rien ! » Elles s’éloignent. Muffin sublime. Moelleux parfait. Thé vert nature. Elle mesure combien elle aime manger.
Une femme flanquée d’un binôme garçon fille. Chacun sur sa trottinette. Médusée par le panneau exposant les glaces disponibles dans le restaurant-salon de thé, la fillette en oublie de pousser sur son pied. La patinette ralentit, se fige, l’enfant choit au pied de l’affiche les yeux rivés sur les glaces rêvées. Sa mère lui demande de faire attention, mais la fillette se pâme. Ô glace, ô gourmandise…
Mesurant à nouveau les mots elle biche. Elle pavoise, heureuse de la nouvelle du jour. Un cocon de quelques centimètres révélé sous sa peau. Un creuset régulier bellement modelé. Elle se dit que si c’était dans son mode opératoire, elle dénoncerait les ahuris qui croient encore à l’hystérie pour leur dire que c’est beau, dedans. Et qu’une belle poire, en automne, ça n’a jamais fait de mal à personne. Elle persifle, plisse les ailes de son nez. Elle extrait le carnet de son sac à main, opte pour le stylo feutre bleu ciel et se met à la tâche.
« Vous avez un bel utérus Madame, lui a dit l’échographiste. Une belle forme de poire. Vraiment très beau. »