Un vieil homme et deux chiennes
Le vent souffle sur sa promenade. Elle jubile. En forêt, particulièrement en forêt de résineux, le vent chante comme l’océan en bord de plage. Yeux fermés elle pourrait sentir l’iode. Essuyer ses lunettes de soleil ensuite pour y détacher ce film gras que le souffle de mer n’a de cesse de distiller.
Elle inspire. Expire. Accompagne sa marche de large mouvements d’épaule. Tendues les épaules. Comme le reste d’elle d’ailleurs. Elle a beau s’assouplir dès le réveil avec une salutation au soleil. Elle a beau penser positivement et s’efforcer de vivre dans le cœur. Boire des litres de tisane chaque jour pour drainer hors d’elle tous ses encombrants… C’en est trop. Trop trop trop…
Dans la forêt elle défoule ses contrariétés et étire ses contrevents. Elle suit la piste d’un animal. Monte et tourne. Chemins croisés. Routine forestière de la vie sauvage. Crottes de renard. Cris perçants d’oiseaux dans les frondaisons. Se rêve en vie nocturne — un peu plus tard dans la saison, les nuits sont encore fraîches. Épiant chaque bruit. Craquements de troncs frottés. Bruissements de sabots dans les feuilles. Chouettes. Et tout ce qu’elle ignore de la forêt une fois le soleil couché.
Depuis quelques jours elle se sent l’âme du temps. Tempétueux. Incertain. Changeant. C’est tout elle ces jours-ci. Bourrasques et accalmies. Averses diluviennes et rayons de soleil. Mâchoires soudées et yeux creusés. Du chagrin plein le corps. De la colère en rafale. De l’amour qui déborde de partout. Elle ne contient plus rien. S’en fout absolument.
Elle rejoint le chemin des humains. Crottin de cheval frais. S’imagine là à dos de monture. Pourrait. Devrait même. Elle y repensera. Un jour… ou jamais.
La côte. Elle respire calmement et monte sans difficulté. Souffle long qui accompagne sa grimpe. Au sommet elle vire à gauche. Veut profiter du panorama et de la forêt de pins encore une fois avant de retrouver les essences mêlées.
Dans le sentier, deux chiens aboient. Gros. Un blanc, l’autre noir. Les mêmes. Terre-neuve sans poil ou quelque chose comme ça. Elle se demande ce que ça pourrait être comme modèle de chiens. N’en sait rien. N’a pas vraiment d’attirance pour les chiens. N’a surtout pas voulu être vétérinaire petite. Au lointain un homme. Démarche bancale. Un vieil homme. Casquette sur la tête.
Les chiens approchent tandis que l’homme semble articuler quelque son qu’elle ne capte pas. Ils continuent d’aboyer. Elle n’a pas peur. Vu leur démarche, elle les sent parfaitement inoffensifs. Rien à craindre. Juste des chiens qui aboient par réflexe montrant ainsi à leur maître qu’ils font leur boulot de chien.
— Elles ne sont pas méchantes, lance le vieil homme.
Deux chiennes donc. Des sœurs vraisemblablement. Elles marchent à l’amble, l’arrière-train raidi. Drôle d’allure. L’homme approche.
— Elles ne sont pas méchantes, mais elles sont bien fatiguées.
Elle se demande quel âge ont les vieilles. Comme si l’homme lisait dans ses pensées :
— Quatorze ans… Et, la semaine prochaine, je pense qu’elles partiront. Elles sont trop vieilles maintenant. Et abîmées. Elles n’avancent plus, parfois il faut même que je les porte. Une heure pour faire trois cents mètres l’autre fois… Alors, je vais faire venir le vétérinaire et puis, il partira avec les corps. Parce que… Ma femme voudrait qu’on les enterre à côté de la maison. Mais vous voyez bien, ensuite, à chaque fois qu’elle passera devant…
On dirait Colombo elle se dit. Regard triste de Colombo.Ne comprend jamais mieux les situations que quand sa femme lui dit les choses. Sa femme qui fait l’évidence. Colombo. Vraiment. Et ce vieil homme, de qui parle-t-il vraiment quand il mentionne sa femme ?
Quelle évidence pour ce vieil homme ? Celle de craindre l’absence de deux compagnes chiennes ? De poursuivre ses promenades forestières sans intérêt une fois privé de ses animaux ? De s’avouer qu’après elles, viendront les maîtres ?
— C’est ma femme, vous comprenez…
Les chiennes poursuivent leur descente cahin-caha. Elle salue le vieil homme et poursuit son chemin.
Prend le temps de manger le paysage depuis le sommet. Vision à cent quatre-vingt degrés. Ciel tourmenté sur campagne dessinée de main d’homme. Des champs au cordeau. Quelques routes sinueuses en faux-semblant de nature à l’état sauvage. Des maisons, des fermes surtout. De la vigne. Et un dégradé de verts et de gris, de mauves et de jaunes à perdre l’entendement.
Que c’est beau elle se dit. Que c’est beau et que c’est à préserver elle pense encore. C’est pour ça que je veux vivre, moi. Pour des paysages sublimes. Pour des couleurs qui me font perdre les mots. Des ciels changeants qui disent mon humeur. Pour la beauté d’une nature moins peignée que celle des champs industrialisés. Pour l’humus à préserver.
Plus loin, elle s’arrêtera et s’installera à califourchon sur le tronc du pin tombé il y a plusieurs mois. Là, elle écoutera le ressac dans les branches. Elle grattera l’écorce et emportera avec elle quelques lames de bois. Peut-être, quand elle regardera l’écorce dans son appartement, pourra-t-elle un instant repartir en forêt ? Se régénérer à l’iode des feuilles. Apaiser son tourment en sentant l’humus et le printemps sauvage. Qui sait…