Matin calme…
Au lever du jour, le brouillard a envahi le paysage. L’air est saturé d’humidité. Les berges du Tarn ressemblent étrangement aux Landes d’hiver, l’odeur de résine en moins.
Elle marche au long de la rivière. Bonnet couvrant les oreilles, gants doublés polaire, elle a enfilé une doudoune dont le gonflant d’air l’isole du froid arrivé trop tôt cette année. Changement climatique ou pas, elle peste d’avoir dû changer de garde-robe d’une semaine à l’autre.
Remisés les collants fins, les sandales. Au placard les débardeurs ou autres caracos décolletés, shorts et jupettes. Et les claquettes ! Terminée la vie pieds nus sur le carrelage fais du séjour, le parquet délicat des autres pièces. Elle a trié pulls, chaussettes, tee-shirts à manches longues, pantalons à la toile lourde, collants opaques et chauds parce qu’épais. Elle a déjà porté ses bottes…
Des aboiements la tirent de son inventaire de saison. Elle lève le nez du chemin qu’elle suit en direction du pont, parfaitement invisible dans l’humidité de l’air. Venant vers elle, une silhouette penchée vers un chien. Elle poursuit son avancée, les approche. Une femme intime à Youki de se calmer tandis que plus loin une autre ordonne à un chien de revenir ici. Voix ferme. Effacée dans le décor, elle le siffle.
Un berger allemand au poil blond sautille maintenant autour de Youki, le renifle sans compter. Il est beaucoup plus grand. Au lointain, la femme appelle son chien. En vain. La propriétaire de Youki est au téléphone, le cou plié sur l’appareil retenu contre son épaule. Elle tient des deux mains le collier de son chien qui manque s’étouffer à chaque assaut de l’autre qu’il essaie tant bien que mal d’éviter.
Elle qui se voulait en promenade solitaire croise maintenant Youki et l’agitation de celle qui le retient. Prudence se dit-elle, deux chiens sans laisse, une promeneuse désemparée par les bondissements d’un animal vers le sien qu’elle immobilise moyennement, pliée en deux, toujours en ligne.
Le berger allemand file à l’opposé de celle qui lui ordonne encore de venir au pied.
— Pourquoi ils font ça ? Leur chien sans laisse… demande d’un air perdu d’incompréhension l’accompagnatrice de Youki.
— Je n’en sais rien, répond-elle sans envie de discourir plus longtemps.
Le plaisir dans lequel elle a envie de verser ce matin, c’est celui d’une promenade au calme des berges effacées de brouillard. Dans ce paysage qu’elle connaît bien, gommé de ses habitudes, redessiné un jour de climat froid et d’air en suspension. Elle n’a pas prévu de débattre de la liberté de circuler sans laisse concédée aux chiens supposés être obéissants en terrain public. Et préfère éviter.
Tandis que madame pliée en deux emmène Youki tiré au collier, le berger allemand trace maintenant dans l’autre sens. Vers cette voix qui l’appelle ou le siffle sans relâche. Le chien ralentit. Elle aperçoit une silhouette menue dans le brouillard. L’appel est autoritaire, le ton dur. Elle, sa promenade en solitaire étrangement peuplée, voit le chien s’affaisser sur ses pattes et avancer, quasiment ramper maintenant, vers la voix tendue. Une correction l’attend. Il le sait. C’est inscrit dans son corps.
Elle tord le nez. Pas de violence dans son paysage matinal. Pas ça !
La silhouette frêle crie au « vilain chien », son portable en main. Elle roule la laisse en deux. Le chien se couche à terre, oreilles en arrière, prêt à recevoir les coups. La laisse s’abat sur sa croupe puis sur sa tête et ses oreilles. Il couine. « Vilain chien ! » continue de commenter la brute.
— Un chien s’éduque sans coups, lance-t-elle spontanément vers la silhouette frêle. Ne peut s’empêcher d’ajouter : savez-vous ce que vous faites ? Il est comme les humains, la violence le blesse et le rend violent…
Aucune réponse ni commentaire. Pas même un regard sur elle quand elle croise la scène. Tant mieux, elle n’a pas envie de théoriser des bienfaits d’une éducation animalière sans coups. Elle laisse la silhouette à ses croyances de domination, d’asservissement de l’animal. Le nez dans son téléphone mobile et la lecture de ses messages tandis que le chien prend une raclée.
Décalée dans sa quiétude matinale, elle poursuit son chemin. Agacée, oui agacée par ces nombreuses personnes qui malmènent les autres, animal ou humain. Celles et ceux qui refusent d’avancer vers le questionnement de leur violence intérieure, leur volonté de mettre à mal l’autre. Celles et ceux qui se privent de se dépasser pour donner le meilleur de leur personnalité plutôt que leur pire. Et comme c’est facile le pire. Accessible. Voie toute tracée, chemin précâblé.
Avec le pire, on est toujours sûr du meilleur, se dit-elle en souriant.
Elle se demande pourquoi, changement climatique ou pas, on n’en est encore là. Dans un monde brutal où l’autre est à évaluer, à surveiller et punir. Moins souvent à récompenser. Un monde où l’on s’élève sur un tas de ruines ou de cadavres. Pourquoi faire autrement puisque le système est antédiluvien ? Que les hommes agressent les hommes dans le plaisir malsain de l’exacerbation de leur violence.
Elle a besoin de racler sa gorge. L’air est épais. Le paysage feutré.
Elle approche du pont dont elle devine les piles à travers le brouillard. À droite du virage que prend le chemin vers la remontée. En haut, elle tournera à gauche et poursuivra sa promenade derrière les terrains de sport.
En surplomb des berges, les visiteurs avec chiens sont plus rares. Elle a besoin de calme maintenant. Vraiment.