Train
Depuis l’avenue qui mène à la gare de la ville, le ciel est encombré. Nuages d’automne dans une perspective aux couleurs fades des bâtisses de la ville. L’air demeure doux. Depuis les fenêtres ouvertes des appartement alignés le long d’immeubles de trois étages, bruits de repas, casseroles et poêles, couverts sur la faïence d’une vaisselle de midi.
C’est l’heure de la pause méridienne qui tient les gens à table, d’aucuns devant le téléviseur à gober des nouvelles sinistres aptes à contrarier l’assimilation des nutriments. Des informations violentes qui laisseront l’amer dominer palais et esprit. Sans déprise pour les téléspectateurs hébétés par la violence d’un monde dont ils sont ainsi tenus à l’écart, mis en laisse…
Dans le hall de la gare, peu de mouvement. Voyageurs assis dans l’attente de leur train, d’une correspondance peut-être. Kiosque à journaux et livres dits best-sellers. Avant, on les appelait romans de gare. Des friandises aussi, massées devant la caisse, surchargées de graisses et de sucres douteux.
Voyager, est-ce combler son angoisse du mouvement par la fausse caresse d’une nourriture industrielle ?
Arrêtée de profil sur le quai, elle frippe nonchalamment le pan de l’écharpe enroulée autour de son cou. Elle frotte la matière entre index et pouce. Rituel enfantin auquel elle n’a jamais renoncé. Tissu fin pour cet entre-deux-saisons. Elle inspire un air saturé d’humidité. La pluie est proche. Sa cheville gauche le lui dit.
Des années plus tôt, plus de la moitié de sa vie maintenant, elle a sauté d’un mur, en pleine nuit. Ses creepers tombés à plat quelque trois mètres plus bas n’ont pas amorti la pression de son corps. Aveuglée par l’absence de lumière et la panique d’une situation de fuite, elle n’a pu anticiper, préparer ses genoux à encaisser le choc. Elle a sauté sans voir. Elle a eu mal longtemps. Deux chevilles en entorse. Des années plus tard, sa cheville droite est remise, l’autre anticipe les changements de pression atmosphérique. Antenne météo.
Un sourire aux lèvres, elle accueille l’annonce pré-enregistrée qui traverse le quai. Jingle publicitaire. Vocabulaire standardisé. La même voix à travers tout le pays. Un sourcil légèrement relevé, elle pense à regret aux accents locaux oubliés, aux annonces incompréhensibles, aux ratages et autres surprises d’avant la standardisation forcenée. Aux micros accidentellement laissés ouverts après la transmission d’information qui offraient en partage la version non officielle de la vie d’une gare de chemin de fer…
Patienter encore dix minutes du fait d’un léger retard qu’elle voudrait pour une autre rame. Le train attendu par ceux du hall, par exemple, mais pas le sien. Elle chasse ces considérations et cherche le ciel du regard. Les nuages circulent lentement sous la pression du vent d’altitude.
À proximité sur le quai, un homme peste. Il est boudiné dans un pantalon de survêtement noir, son ventre proéminent derrière le sweat shirt assorti. Depuis son sac à main de corde porté en bandoulière s’agite un chihuahua avec barrette dans les poils de tête.
Elle ouvre son sac, en extrait son téléphone mobile. Aucun message. Le range.
En quête de nouveaux visages à observer, elle arpente lentement le quai. Scrute et détaille mais se veut discrète. Consigne une caractéristique dans sa mémoire vive. L’utilisera peut-être, qui sait ? Elle superpose les traits. Fabrique de nouvelles figures, déplace des portions de corps d’un être à un autre. Elle fabrique, déconstruit, s’amuse et passe le temps.
À l’annonce de l’arrivée du train en gare, elle rejoint son poste initial. Pose ses pieds bien à plat dans ses chaussures légères. Rejoint du regard la rame qui se profile. Elle est prête.