Thé vert nature
— Non Madame, le thé vert nature ça n’existe pas !
Il la regarde, sûr de son propos, debout dans la travée de « sa » terrasse. Sur le boulevard, allées et venues de voitures dont le bruit est couvert par les jets d’eau du bassin à proximité. Plateau sur main gauche, main droite fichée à la ceinture.
— M’enfin Monsieur, avant d’être parfumé au jasmin, votre thé vert il était nature ! Renseignez-vous !
Palpitation au coin de l’œil d’un serveur soudain menacé dans son édifice.
Elle, assise dans un fauteuil rotin à l’ombre des grands parasols, ne lâchera pas. Il est écrit salon de thé sur la vitrine de la brasserie, il n’a qu’à apprendre son métier celui-là au lieu de poser ses assertions crânement. Elle déteste les hommes qui tentent de faire la leçon quand ils sont pris en défaut.
Quel toupet elle se dit. Quelle arrogance aussi et tentative de position dominante.
Puisqu’il n’y pas de thé vert nature dans ce salon de thé curieusement renseigné, elle se contentera du thé vert au jasmin proposé en guise de change à sa demande. Le serveur se rend à son autre clientèle.
Elle ouvre le sachet, extrait la mousseline, la porte à son nez, inspire son parfum. Elle glisse le sachet dans la théière de porcelaine blanche.
Milieu d’après-midi, journée ensoleillée de premier jour d’été, l’air est sec, le soleil haut dans le ciel.
— Soixante-quatorze références Madame.
Elle sort de sa rêverie en pensant aussitôt à la Haute-Savoie, département 74. Interpelée par le visage tout sourire aux dents épaisses se chevauchant en un étrange chantier, elle plisse les yeux sur un homme penché vers elle. Un rien obséquieux.
— Pardon ? elle dit, ne comprenant qui lui parle ici de Haute-Savoie.
— Soixante-quatorze références de thé, mais vous comprendrez que je ne peux pas tout avoir…
— Certainement Monsieur, mais quel dommage, toutefois, de n’avoir aucun thé vert nature.
— Je suis les goûts et la demande de ma clientèle Madame.
D’une phrase il a tout dit elle se dit. Ses goûts à elle ne figurent pas dans son catalogue à lui. Et, de fait, elle ne fait pas partie de sa clientèle. À lui.
Après les deux cent cinquante kilomètres qu’elle vient de parcourir, la pièce de deux euros glissée dans l’horodateur pour suivre la règle qui impose l’accès payant à de nombreux centre-ville, elle trouve que sa pause a soudain quelque chose de surfait. Une halte à l’impossible apaisement, un arrêt sans la détente attendue. Il y a des villes comme ça elle se dit. Une ville comme celle-ci qu’elle connaissait déjà pour y avoir manifesté contre un projet de forage de gaz de schiste. Une ville où, dorénavant, elle sait quel endroit éviter à l’heure du thé.
Derrière elle, un client parle fort. Allume une cigarette dont les volutes s’invitent aussitôt à sa table non fumeuse. Son after-shave de supermarché suit le propos. Elle fait la moue, se sent envahie. Vraiment, cette odeur…
Elle dépose trois pièces dans la coupelle au ticket de caisse. Vide la tasse d’un quelconque thé au jasmin et quitte la place sous le soleil. La route qui l’attend dorénavant sera belle, tranquille. Elle arrivera à destination quand elle le pourra. Elle se dit que sa prochaine pause se fera à l’abri du monde. Sourire.
2 réflexions sur « Thé vert nature »
«Elle se dit que sa prochaine pause se fera à l’abri du monde. Sourire»
Oui, à cet abri singulier où elle tentera de se mettre et, parce qu’elle y pense déjà très fort, se le dit en silence, se le répète, son cœur s’est mis à l’écouter à son insu, encore et encore. Rempli à ras bord, quand elle démarre, le cœur lui répand sa chamade partout dans la voiture. Tout tangue. Elle tangue, circule de gauche à droite, à l’horizontale d’une ligne à l’autre, découvrant le pays des émotions, des folies douces où jamais aucun véhicule ne mène en allant tout droit. Loin du monde des codes de la route et des autres, plus évidents les uns que les autres, elle prend sa pause en plein trajet, immobile à toute vitesse. Pas étonnant qu’elle me prenne en stop, sur ma piste de réflexion. Les juillettistes sont passés tout près sans me voir, terriblement pressés d’arriver à leur destination de vacances, sur les autoroutes de la panse lourde des repas de touristes aussi chers qu’indigestes. Quand la portière du passager s’est ouverte, je me suis senti happé à l’intérieur d’impatience. Puis elle m’a fait la bise et redémarré sans mot dire. Me connaissait-elle ?… Et savait-elle donc où j’allais?… Questions à peine posées sur le tapis volant de ma cervelle mais qui me revinrent en boomerang. Est-ce qu’en vérité, je savais moi-même où j’allais ?…
Il est vrai que, parfois, me promenant en ville, je m’arrêtais à un abribus, attendais avec les autres puis montais par hasard, dans le premier véhicule venu. J’allais m’asseoir ou restais debout, rêvant ou lisant jusqu’au terminus. Là, je descendais, reprenais le même bus ou le suivant dans l’autre sens. Je ne savais pas que je faisais ainsi de petites pauses à l’abri du monde, sur les genoux ou dans les bras de la vie. À cause d’elle ou des arbres si rares aperçus depuis l’intérieur du bus, je me sentais aimé par la nature. Elle semblait se souvenir de moi, me protéger contre le bruit dont le centre-ville rebattait les oreilles des citadins. J’ai fini par y prendre goût. Non pas à cette urbanité où même dans les restaurants et cafés il y avait des plantes vertes artificielles, de la musique de ferraille d’ambiance et des boissons dont on préférait boire la pub. J’y ai pris goût, celui de me mettre à l’abri, par un voyage sans destination réelle, partir pour rien ou pour quelque part sans une raison précise puis revenir, comme lire un ouvrage, le refermer, le relire ou continuer avec un autre, comme faire l’amour ou peindre. Je n’oublierai jamais ce jour où j’avais accompagné une amie qui allait prendre le train à la gare Matabiau pour Château du Loir en passant par Bordeaux.
Arrivé à cette gare, une envie irrésistible me fit prendre un billet. «Pour aller où?», me demanda l’agent. Sans hésiter une seconde «Pour Bordeaux !» La pauvre amie, heureuse mais perplexe, n’osait pas me demander si j’allais bien. Fabuleux trajet ! Jamais en ce monde, je n’avais autant bavardé, moi qui, d’habitude, conceptualise à vue d’œil tout le temps… On échangeait des paroles qui ne voulaient rien dire de particulier, avec une telle ferveur que l’on aurait pu croire que nous étions littéralement articulés, elle à moi à sa façon autant que moi à elle à ma façon, puis tous les deux dans une singularité verbale déferlant à l’infini des mots sans contenus. Ne restait plus que leur peau dont nous étions enveloppés, emportés en une coulée immobile, fraîche, d’autant reposante qu’insignifiante.
Pris en stop, par cette inconnue dont je partageais sans le savoir, cette déception du monde, mes questions m’ont renvoyé à l’origine d’un autre monde dont nous étions, chemin faisant, les seuls complices, à vie, à mort, à cœur ouvert l’un à l’autre, bras tendus mais à distance, celle d’une véritable rencontre humaine dont la fiction a le secret ! Et ça roule encore, chère Hélène…
Florentin en orbite
Elle avait fini par s’arrêter. Leur échange avait duré, elle ne pourrait ne saurait dire, tant les mots s’étaient dépouillés de leur enveloppe substantielle. Pour suivre le ruban d’asphalte fiévreux d’un jour à naitre. L’habitacle autant que la chair du prétexte se laissaient conduire sans aucun rythme. Elle était au point où son regard rivé sur la ligne ne percevait que l’essoufflement d’une émotion tenue. Elle conduisait, se voyait à l’instant du silence retrouvé elle qui s’était permise de lui conseiller de boucler sa ceinture, car disait elle, n’était sûr de rien, ni d’où cela conduisait d’ouvrir ainsi la porte à l’ inconnu.
En geste d’adieu il avait souri, accompagnant le bruit usé de la portière avant. Anéantie, elle ne pouvait regarder en arrière. Sans hésiter, elle l’avait ainsi déposé, au niveau d’un terre-plein. Au contre-jour saillant d’une étendue ombreuse menant nulle part.
Le rétroviseur prenait l’apparence d’une margelle légère embuée de clarté, là où sans voir le regard se perd vers l’infini.
L’abri prenait sens. Effleurant sous ses doigts le vertige, son front s’ouvrait au mystère. Un cadre sans chambranle, au hasard des détours, que le passager affronte lorsqu’il descend en route.
La nature à vif, dépouillée que saisit le soir l’ouvrait au frisson.
/De sang brûlé, le cercle de tous les horizons se coucherait encore /
Comme une halte, le regard pousse à rompre l’effleurement de l’eau à la surface des pierres, souffle une ligne diffuse…
S’éloigner ainsi nulle part ailleurs.