Speaker’s Corner #5
Mercredi est le jour devenu son habitude dorénavant. Elle quitte son domicile avec son pliant, un sac à main léger à l’épaule. Traverse la ville à pas lents, concentrée sur sa respiration, observatrice de son environnement. Semaine après semaine, elle voit les choses changer. Autre chose qu’une seule affaire de saison. Elle voit les gens se redresser, tenir leur angoisse à distance, ouvrir les yeux sur l’état du monde et se dire, pour certains, qu’une autre voie est possible. Ses contemporains sortent du prêt-à-consommer, se remettent à penser, ont des projets. C’est encore ténu, de l’ordre du frémissement, mais elle sent qu’un mouvement est en marche. Elle l’éprouve dans ses prises de parole publiques. L’utopie investit les esprits lessivés par la communication sensationnelle.
Au cours des premières semaines, peu de gens approchaient. Les regards étaient complaisants, on avait pitié de la folle qui voulait accompagner le monde à changer et le disait haut et fort depuis son piédestal pliant. Et puis, chemin faisant, elle retrouve des habitués, ceux qui ont rendez-vous avec elle et viennent souvent accompagnés. Des parents avec de jeunes enfants, des étudiants nombreux, des retraités et des personnes privées de travail. Sa parole se diffuse, les échanges gagnent en fluidité, ils discutent maintenant. Son public réinvestit le champ du langage. La complexité de la pensée. L’effort que cela demande de conceptualiser des idées, argumenter et structurer pour les rendre intelligibles, partageables, défendables. Les avis divergent et c’est tant mieux. Pendant les rendez-vous du mercredi au jardin des plantes, chacun peut exprimer ce dont il est porteur. La liberté d’expression est pour tous. L’intelligence collective avance chacun dans ses représentations. Des croyances tombent. Des connaissances se discutent. Visions du monde et de son avenir à court terme, nécessité de changer de façon de vivre, comprendre que consommer pour consommer contribue à signer son arrêt de mort. Que chacun peut sortir de la velléité de posséder. Qu’au fond, tout cela n’a pas de sens, sinon pour la poignée de riches propriétaires que compte le monde et qui le pillent, génération après génération, à leur seul profit. Un monothéisme affligeant qui porte à révérer le dieu argent.
Beaucoup d’inquiétude aussi dans les mots au jardin. Certains se sentant isolés ont peur de ne pas arriver à évoluer, à redresser la barre avant la catastrophe. D’autres ne peuvent encore accéder au constat, choisissent le déni plutôt qu’une rude réalité. Agacements parfois en direction des aveugles, des empêchés. Ceux qui voient loin voudraient prêter leur vision à ceux dont le champ est restreint. Pas simple. Elle régule, recadre le propos quand l’agressivité point. Quand les parti-pris s’opposent et s’affrontent. Quand la parole est dévoyée et que la maladie du pouvoir de faire taire l’autre pour laisser un seul propos tenir le haut du pavé s’invite dans la partie.
Elle tient à préserver ce moment privilégié pour ce qu’il est : partage et enrichissement mutuel. Que chacun y trouve une place sans qu’il soit question de se faire malmener. La violence par la force des mots, elle connaît. La manipulation aussi. Cela est tellement exploité ailleurs. Débats télévisés où la contradiction est diffamation. Jeux où les bassesses humaines sont érigées en qualités. Téléfilms pétris par des stéréotypes où la violence et l’ordure sont valorisées.
Pas de ça au jardin. Elle veut ce moment de partage dans le respect de soi et d’autrui.
La solidarité chemine. Une force collective émerge. Elle est fière de son engagement.
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