Soleil couchant #1
Une nouvelle en deux épisodes extraite du recueil en cours de construction Femmes à la plage.
Ils se sont rencontrés au restaurant. Elle, plateau de fruits de mer, lui, lieu sur riz sauvage.
La serveuse l’avait installé à côté d’elle, face à la mer. Il l’avait saluée, s’était assis et avait ajusté sa chaise pour être à la bonne distance. C’est avec ces mots qu’ils avait entrepris la conversation : excusez mon manège, je cherche la bonne distance.
Elle avait souri, avait vidé sa bouche et, son regard en biais, lui avait demandé la bonne distance par rapport à quoi ? Mon ventre, la table. Mon regard, la mer. Mon être et ma voisine de dîner. Je cherche la bonne distance avec l’ensemble de ces éléments.
Elle avait échappé un rire qu’elle avait entendu un brin moqueur. Elle s’en était aussitôt excusée. C’était ainsi chez elle, quand elle ne comprenait pas une situation, quand le doute la déstabilisait, elle riait pour relancer son cerveau, lui donner l’impulsion de chercher à comprendre, elle libérait la tension par un rire nerveux.
Je suis très heureux d’être ici ce soir. D’avoir échappé à mon travail pour une pause au bord de l’océan. L’air est merveilleusement doux. Le coucher de soleil s’annonce somptueux. Je gage que je suis en bonne compagnie et que le dîner sera à la hauteur de mon appétit gourmand.
Elle avait frissonné en l’entendant prononcer le mot gourmand. Il avait poursuivi en précisant qu’il ne souhaitait pas imposer sa présence et sa conversation et, bien entendu, si elle avait fait vœu de silence ou de méditation au plateau de crustacés, il saurait s’en accommoder et respecterait son contexte. Elle avait spontanément aimé son esprit, son phrasé, les graves de sa voix profonds et caressants. Elle avait proposé qu’il pioche dans son plateau — elle ne mangerait pas tout — en attendant le poisson dont il avait passé commande.
Ils avaient trinqué, vin rouge tannique pour elle, blanc sec pour lui. Elle avait levé son verre à la joie des rencontres improbables, hors saison, au bord de l’océan parfaitement à température, chaud de l’été ensoleillé, qui rendait les baignades délicieuses. Elle avait bu une gorgée et posé à nouveau son regard dans celui de son voisin. Ils avaient échangé leurs prénoms. La nuque raidie par la torsion vers sa droite, elle avait proposé qu’ils dînent face-à-face plutôt que côte à côte. Chacun s’était levé, avait déplacé sa chaise sur le côté de sa place, à gauche pour elle, à droite pour lui. Ils avaient rapproché les tables et s’étaient réinstallés.
Elle s’était demandé pourquoi elle était si avenante. Pourquoi cet homme qu’elle ne connaissait pas quelque demi-heure plus tôt prenait tant d’espace dans sa soirée de vacancière d’une fin d’été. La réponse importait peu. Il était aimable, agréable, elle avait envie de le rencontrer et cela suffisait à son bonheur du moment.
Tout en dégustant crabe, bulots, coques et tellines, elle avait senti sa langue aller et venir sur ses lèvres, ses doigts glisser sur sa bouche pour un bref nettoyage. Elle avait éprouvé ces gestes automatisés à la lueur qui s’était allumée dans le regard de son interlocuteur. L’homme en miroir de ses impensés. Elle avait aimé cet émoi discret et, quittant ses mouvements réflexes, elle avait sciemment pesé l’effet de sa gestuelle ensuite.
La conversation avait été affable. Ils avaient échangé des questions personnelles et s’étaient tenus à distance du que faites-vous dans la vie ? Simplicité d’un échange sans ambages, ils s’étaient confié leurs doutes quant à l’état du monde. Planète sacrifiée par l’avidité du marché. Humanité en variable d’ajustement menée, telle une marionnette, par une poignée de manipulateurs comme autant de criminels. Obsession du fric, du succès facile, qu’importent les moyens. Exhibition de soi dans une haine incessante jetée en pâture aux réseaux vitrines d’un inconscient collectif barbare.
Elle s’était tue, repliée dans ses pensées. Elle avait senti un voile couvrir son regard qu’elle avait porté vers l’océan. Le ciel était sublime. Mélange de violets, d’ocre, d’orange. Palette de gris et d’outremer. Le soleil perçait encore et teintait les nuages d’une lumière irréelle. Elle aurait adoré savoir peindre cela. Avait détaillé chaque nuance, chaque rapprochement de couleurs et leur mélange. Elle s’était ressourcée à ce spectacle avant de sentir le regard de l’homme savourer son profil. (…)