Se réveiller avec Billie Jean

Se réveiller avec Billie Jean

— nouvelle —

Rythme binaire dans le pied droit, elle change de position dans son lit et ouvre un œil. Nuit noire dans la chambre dont les volets sont demeurés ouverts. Elle se pelotonne sur le côté gauche, position fœtale, et tente de rappeler le sommeil pour un nouveau cycle. Étirement.

Ouh, ouh ! Ouh, ouh !

Le rythme reprend son pied et l’air monte dans son corps. Elle entend les chœurs. La ligne de basse et le tempo reconnaissables parmi mille. Billie Jean s’invite dans son lit et le sommeil la fuit, en pleine nuit. Sa mémoire se met en route et son imaginaire avec. Depuis quand connaît-elle cette chanson ? Depuis toujours, se dit-elle. Toujours, c’est-à-dire depuis la parution du single, en 1983.

Elle se souvient de l’année de terminale. D’une année importante qui commence sans prof de philo ni prof d’histoire. En section littéraire, c’est plutôt dommageable. De la joie un peu naïve, en début d’année, liée au champ de liberté créé par douze heures de cours hebdomadaires en moins dans l’emploi du temps. Puis des semaines qui passent tandis qu’aucun prof remplaçant n’est annoncé. Et de la fronde qui saisit la classe, descendant dans la rue, devant les journalistes locaux, pour réclamer des profs. “On veut des profs” titrait l’article consacré à ces élèves inquiètes pour leur bac à venir. Majoritairement des jeunes filles dans la rue. Étaient-elles, alors, inquiètes pour leur avenir ?

Billie Jean is not my lover
She’s just a girl who claims that I am the one
But the kid is not my son
She says I am the one, but the kid is not my son

Allongée sur le dos, elle revoit son informe coupe de cheveux, sorte de long carré touffu avec frange dans les yeux. Ses jeans à fermeture éclair et ses boots si pratiques à moto. Le sac à dos acheté dans une brocante, ancien sac militaire en toile épaisse, imperméable, monté sur un cadre en bois.

Elle se souvient de son pouce droit foulé au hand-ball par un admirable contre. Le seul de sa vie à ce jeu. L’impossibilité de prendre les cours ensuite et la solidarité des camarades dédiées au secrétariat avec papier carbone et copies doubles. Le hand, un sport qu’elle a pratiqué le temps de mettre à mal sa main : plus jamais on ne l’y reprendra, « trop bourrin » elle disait alors. Et puis, cette même année, la magistrale conjonctivite héritée d’elle ne sait plus qui, privant ses yeux de douceur pendant des semaines. Elle sourit de se remémorer sa jubilation quand elle débarquait en cours, ses yeux protégés par les lunettes de montagne foncées, avec obligation sur ordonnance de ne pas les quitter.

She was more like a beauty queen from a movie scene
I said don’t mind, but what do you mean I am the one
Who will dance on the floor in the round
She said I am the one who will dance on the floor in the round

Elle s’étire à nouveau, sent que la nuit est bel et bien achevée ce matin. Elle imagine qu’il est aux alentours de six heures, peut être un peu moins. Dehors, quelques oiseaux pépient. L’hiver débute et, depuis le changement d’heure, le soleil se lève tardivement. Si elle le pouvait, elle vivrait au rythme du soleil. Muerait en végétal ou en poule, vivrait des journées courtes en hiver, immenses en été. Elle se dit que ça lui irait bien.

Elle tend ses bras en l’air. Sent l’atmosphère fraîche de la chambre. Les replie aussitôt sous la couette chaude. Et cette ligne de basse, gravée à jamais dans son corps, comme le déhanché de Michael Jackson et les pointes aiguës dans sa voix…

She told my baby we’d danced ’til three
Then she looked at me
She showed a photo of a baby crying
His eyes looked like mine
Go on dance on the floor in the round, baby

Pourtant, elle n’écoutait pas particulièrement la musique de Michael Jackson à cette époque-là. Elle aimait les sons souvent plus âpres, les rythmes syncopés fait pour “sauter partout”. Les incontournables Siouxie and the Banshees, the Clash, the Police, Édith Nylon, Echo Beach de Martha and the Muffins, Naturträne et le chant d’une Nina Hagen aux performances vocales inouïes. Tant d’autres parmi lesquelles sa prédilection pour les voix féminines s’est très vite exprimée.

De la musique pensée en pleine vague des amplis à lampes qui donnaient aux lignes de basses un son absolument rond, sensuel. Un son qui glissait des oreilles au ventre. Agitait l’envie de danser, celle de trouver le morceau qui viendrait prolonger l’ambiance, celle d’aimer aussi. Elle se souvient de ce temps où la musique était un baromètre constant. Un indicateur, un soutien. Un stimulant pour travailler les cours après le lycée. Pour écrire aussi et rêver le monde défait des guerres, du nucléaire, de l’injustice si propice au business.

People always told me be careful of what you do
And don’t go around breaking young girls’ hearts
She came and stood right by me
Then the smell of sweet perfume
This happened much too soon
She called me to her room

Elle bascule sur son ventre, Billie Jean dans ses fibres, pied gauche en rythmique maintenant. Elle voit le moonwalk, l’étrange beauté artificielle d’un homme refiguré par la chirurgie esthétique. Son talent, incontestable, et sa curieuse vie médiatiquement relatée.

Elle s’étire à nouveau. Flotte dans ce temps volé au temps. Un temps de calme avant la journée. Un temps à elle, rien que pour elle. Elle jubile de se savoir hantée par un Michael Jackson matinal, chantant un air qui, sans crier gare, la met en route de trop bonne heure.

She told me her name was Billie Jean, as she caused a scene
Then every head turned with eyes that dreamed of being the one
Who will dance on the floor in the round

Elle repense à Bernard. Un ami parti trop tôt, un parmi de trop nombreux rongés par la fureur de vivre et celle, mortifère, des drogues injectées. Jeune homme magnifique. Décalé, dans son monde. À la fois drôle, passionné, connaissant l’œuvre de Frank Zappa comme personne, capable d’en parler pendant des heures à saouler l’assistance, alertant, comme le chanteur prolixe, sur les dangers de la télévision, de la malbouffe, du conditionnement profitant aux dominants.

Mains fines, regard malicieux, lèvres délicatement dessinées et attirantes. Sensible, sensuel, sans doute sans le savoir. Un garçon qui roulait des joints comme personne, y passait un temps fou pour le plaisir de partager une tulipe fine, régulière, chargée comme il fallait. Le plaisir… et son absence. Bernard discret, mutique même, sur ses questions douloureuses. Les drames de sa jeune existence.

People always told me be careful of what you do
And don’t go around breaking young girls’ hearts
And mother always told me be careful of who you love
And be careful of what you do ’cause the lie becomes the truth

Aucun doute, l’époque était étrange. En pleine activation du système néoliberal dans une société française agitée de drogues, de musique, de “liberté” conditionnelle. Le pouvoir avait tout fraîchement basculé à gauche. L’ère Mitterrand commençait et, avec elle, les mensonges et dissimulations d’un pouvoir tout-puissant qui, déjà peut-être, achetait une certaine paix sociale en “fabriquant” les modalités de survie pour les plus démunis. Des citoyen-nes qui survivent ne s’impliquent pas dans la vie démocratique…

For forty days and forty nights
The law was on her side
But who can stand when she’s in demand
Her schemes and plans ’cause we danced on the floor in the round
So take my strong advice, just remember to always think twice (do think twice.)

Alors, pendant que Billie Jean raconte dans sa tête la chanson d’une époque encore bercée par l’innocence de sa jeunesse, elle remonte le fil de son parcours. Ce faisant, se demande si sa mémoire est fiable, se demande si elle réécrit des scènes ou si elle les a véritablement vécues comme dans son souvenir. Se dit que, finalement, cela n’a vraiment aucune importance. Qu’elle se fait confiance. Ce matin, elle se souvient de sa vérité.

Billie Jean is not my lover
She’s just a girl who claims that I am the one
But the kid is not my son

Elle repense à ses grandes marées, à ses déménagements, à ses tentatives de correspondre au modèle d’une société obsédée par la consommation de biens comme de soi et d’autrui. Se rappelle ses transitions, ses ras-le-bol successifs et sa capacité d’en découdre. De tout envoyer paître le temps de reconstruire un projet en phase avec la personne qu’elle est et ses aspirations profondes. Cette folle possibilité de ne pas être d’accord et de le dire. De choisir d’être ailleurs, autrement, et de se mobiliser pour y parvenir.

Billie Jean is not my lover
She’s just a girl who claims that I am the one
But the kid is not my son
Billie Jean is not my lover
She’s just a girl who claims that I am the one
But the kid is not my son
She says I am the one, but the kid is not my son
She says I am the one, but the kid is not my son

C’est peut-être ça, ce matin, que Billie Jean est venue lui rappeler : le temps où le rêve d’une vie idéale lui donnait des ailes, une force profonde, une joie sans pareille dans les moments douloureux. C’est ça dont elle doit se souvenir et garder pour elle : cette ligne qu’elle suit, ce chemin qu’elle parcourt. Sa vie dans laquelle, si elle peut, elle choisit les scènes et les épisodes, pour les vivre à sa manière, aussi décalée soit-elle.

Dans un monde qu’il faudrait vivre autocentrée, sans liens de proximité, dans une seule folie consumériste, elle choisit les rencontres, le partage, le soin à l’autre — à commencer par elle-même. Elle choisit de vivre avec l’idéal de sa jeunesse, celui auquel elle tient aussi fort qu’elle tenait, en son temps, à l’amitié de Bernard.

Billie Jean is not my lover
Billie Jean is not my lover

 

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