Profondeurs
Lars Tobiasson-Svartman est hydrographe. Sa passion est de sonder les profondeurs des mers et, ce faisant, de contribuer à dessiner, ou préciser, les cartes maritimes.
L’homme est passionné. Il calcule et jauge tout événement de sa vie à l’aune de sa sonde qu’il ne quitte pour ainsi dire jamais. À bord du Svea, il dort contre elle dans la cabine libérée par le capitaine Jackobsson, contraint de céder son espace à un homme dont les travaux sont réputés importants au regard de la situation géopolitique qui se tend en Europe.
Lars Tobiasson-Svartman a rapproché le nom de famille de sa mère de celui de son père, afin de se sentir protégé de son père par la présence, tout contre son prénom, du nom de sa mère. Il tient à ce que les deux noms soient systématiquement associés quand il s’agit de l’appeler. L’homme est inquiet, insaisissable, tourmenté, parfois dangereux.
Le roman se déroule en Suède, aux tout premiers jours d’un conflit qui deviendra la Première Guerre mondiale. L’attentat de Sarajevo a eu lieu, la Suède hésite à entrer en guerre, sa neutralité l’en prive à priori. Mais ses bateaux naviguent, sondent et cartographient au cas où il faudrait armer les navires militaires. Au cas où, neutralité ou pas, le conflit dégénérerait.
« Jacobson but encore un coup : cette guerre est peut-être le prélude à celle dont je parle. Des millions de soldats vont mourir, juste parce qu’un homme a été assassiné à Sarajevo. Un insignifiant héritier du trône. Est-ce bien raisonnable ? Non, bien sûr. La guerre, au fond, est toujours une erreur. Ou le résultat d’hypothèses et de conclusions déraisonnables. »
Croisant la grande histoire, Henning Mankell plonge dans la peau d’un homme secret, replié. Un homme sans empathie qui ne contrôle que mal ses pulsions et souffre de perdre quelque once de maîtrise que ce soit. Un homme marié, sans enfant, affabulateur à ses heures. Un homme qui, se laissant mener par son désir et la mesure des risques qu’il prend pour y céder, va lentement basculer dans une folie ravageuse.
Lars Tobiasson-Svartman est fasciné par une femme qui vit seule sur l’île auprès de laquelle le navire qui le transporte pour sa mission accoste longuement pour de multiples relevés des profondeurs. Il surveille l’îlienne, l’approche, ment manifestement pour entrer en contact avec elle, est invité dans son lit. L’obsession pour cette femme, entre fascination et dégoût, ne le quittera plus. Il s’engage à revenir la chercher prochainement, car elle sent qu’elle a fait son temps dans ce ni man’s land et veut aller vivre ailleurs, une question de survie pour elle. Son mari est mort en mer, elle mange les poissons qui se sont nourris de lui, c’en est devenu trop.
« Le soir, assis dans la pièce chaude de l’appartement, il parla à Christina Tacker de sa prochaine mission. Il calmait son inquiétude en décrivant un voyage qui n’aurait jamais lieu, que personne ne lui avait demandé d’effectuer. Ce n’était pas le mensonge en lui-même qui l’apaisait, c’était la manière calme dont sa femme buvait ses paroles. Elle rendait tout réel. »
L’hydrographe falsifie des documents, prend un congé de l’armée, prélève de l’argent à la banque, croit exister en mentant à sa femme comme à ses supérieurs. Il part à la conquête de l’autre femme fascinante, qu’il envisage d’emmener outre Atlantique. Abandonne sans le signifier celle qui attend pourtant un enfant de lui. Son obsession le porte à se comporter à la manière d’un criminel.
Scènes d’épopée à travers la mer prise par la glace, froid mordant, solidarité parfois intéressée de ceux qui parcourent la banquise, livrent des marchandises, font circuler les messages.
Ébranlé par la nouvelle d’une autre maternité à venir dans l’île, Lars Tobiasson-Svartman se perd dans ses mensonges, se laisse ronger par des accès de violence.
« Ce n’est pas moi, pensa-t-il. Parfois je suis quelqu’un d’autre, peut-être mon père, peut-être quelqu’un dont je n’ai pas idée. Je cherche quelque chose qui n’a pas de fond, dans la mer comme en moi-même. »
Au fil de pages tenues, sans fioritures et d’une grande efficacité, Henning Mankell conduit au cordeau une immersion dans l’obsession et la folie qui en découle. Dans les non-dits et les conventions qui enferment. Il s’agit de manipulation, de culpabilité, entre autres maux de notre époque.
Profondeurs est un roman du mal-être, de l’angoisse chevillée au corps, des pulsions qui s’expriment et mettent à mal. Un roman de la vie mise à mort. Un roman dont on comprendra, dans les dernières pages, les raisons d’un premier chapitre qui semble d’emblée très étrange.
Profondeurs est paru en 2008 aux éditions du Seuil. Le livre existe en format poche dans la collection “Points Seuil”.