Pour la vis éternel…
Dans les rues de Béziers, elle passe devant l’abribus et son regard est attiré par le banc. Une lettre retenue par un caillou y a été déposée. Une pleine page A4 manuscrite dont le message occupe toute la page. Pas de marge, pas d’air, déjà l’étouffoir…
Elle porte ses yeux sur le texte et découvre une annonce. Celle de Joël, 62 ans, en quête d’une femme avec laquelle vivre la vis éternel ! Elle ne peut s’empêcher de sourire, échappe un rire, trouve la démarche à la fois osée et désespérée. Belle peut-être… La vis éternel, ça lui fait aussi très peur !
Elle se demande si Joël a toute sa tête. Mais c’est un samedi, jour de marché. Alors, quand bien même Joël serait un peu dingue, il dispose d’un bon sens du rythme pour avoir déposé sa missive un jour où la ville se remplit. Un jour où son courrier aurait peut-être toutes ses chances de tomber sous le regard bienveillant d’une personne en quête d’un homme de 62 ans qui affiche son numéro de téléphone en pleine rue.
Ce jour-là, ce ne sera pas elle. Elle repose le caillou sur la lettre et quitte l’abribus afin de poursuivre sa visite de la ville qu’elle découvre à peine.
Revient en écho sa récente tentative de rencontre avec un homme dans une démarche qui lui semble d’abord similaire à celle de l’abribus mais elle se ravise : l’annonce à laquelle elle avait répondu était publiée dans un journal. Un hebdomadaire d’annonces légales assorti de pages culturelles. Elle était brève quand celle-ci est fleuve.
Quelques semaines plus tôt, elle était tombée par hasard sur la rubrique des petites annonces en feuilletant les pages de ce journal auquel l’agence où elle travaille est abonnée. Elle avait apprécié la démarche. Celle d’un homme de la cinquantaine lançant une bouteille à la mer. Même pas sûr d’être lu, dans l’attente d’une réponse, voire de plusieurs, quittant la maîtrise du temps et celle de l’instantanéité à travers les filtres de l’écran numérique.
Elle avait trouvé singulière cette publication « à l’ancienne », se remémorant les Transports amoureux de Libération qui avaient longtemps embarqué son imaginaire vers la vie des celles et ceux qui s’étaient croisés, l’espace d’un voyage en train, d’une traversée en métro. Deux qui s’étaient regardés au point que l’annonce resituait un détail vestimentaire, une attitude, une lecture, permettant à la personne destinataire de s’identifier. Deux qui, peut-être, se rencontreraient et inventeraient une histoire d’amour, une de sexe, une de rien du tout.
Quand l’annonce retenait son attention, elle en croquait les protagonistes. Elle les inventait avant leur voyage, pendant celui-ci, jusqu’à leur rencontre à la suite de l’annonce. Dans son imaginaire, les annonces qui lui plaisaient trouvaient nécessairement leur réponse. Elle avait ainsi réduit en cendres quelques couples pour enflammer une nouvelle vie amoureuse entre deux êtres issus des Transports amoureux. Elle avait fait se rencontrer des personnes seules qui avaient trouvé un nouvel élan de vie ensemble. Elle leur avait écrit sa vie idéale à deux, chacun chez soi, pour pouvoir respirer son air quand le temps le disait.
Elle s’était beaucoup amusée de petites annonces qui jamais ne l’avaient concernée. Se souvenait encore de certaines, belles et tendres, qui attisaient son romantisme et son appétit d’une vraie rencontre. Son envie d’un autre avec lequel cheminer, aimer, rire et pleurer, randonner et partager des barres de céréales sur des sommets perchés, inventer des projets de vacances, refaire le monde et pas qu’en paroles, regarder un paysage pour y déceler des nuances, des différences et s’en enrichir… Un autre avec lequel relever le défi de la relation dans toute sa complexité. Un autre autonome, conséquent, ouvert aux autres, à la conversation et au silence, un qui comprenne les mots oui et non. Cet autre auquel, après chaque nouvelle incartade, elle s’entrainait à renoncer.
Cet homme-là, celui qui avait osé la petite annonce dans le journal imprimé, avait d’emblée gagné en capital sympathie de par la forme qu’il avait choisie pour lancer son appel. Avait-il auparavant essayé l’un ou l’autre des supermarchés de la rencontre en ligne où la plupart des présentations masquaient la quête d’une relation sexuelle non tarifée sous couvert de recherche amoureuse ? Rien ne le laissait penser à travers les brèves lignes et quelques mots pour dire basiquement l’envie de ne plus être seul.
Elle a écrit un brouillon, choisi ses mots, laissé reposer. Puis elle a retrouvé l’annonce dans le journal au bureau, relevé la référence et a rédigé sa lettre sur un joli papier recyclé. Elle l’a postée au journal sous le numéro mentionné.
Quelques jours plus tard, ils se sont parlé au téléphone. Son truc à lui, c’est le direct, pas la correspondance à laquelle il n’est pas très fort. Elle l’avait compris à travers sa lettre émaillée de fautes d’orthographe proches de celles de Joël, 62 ans. Au téléphone, elle s’est mise à l’écoute. Des mots de l’autre bien sûr comme de tout ce qui n’est pas dit mais résonne, ce qu’elle capte et traduit par-delà le langage. Brèves présentations réciproques. Il dit son métier, sa rupture il y a un an après une longue vie commune, son fils adulte. Elle parle à son tour et sent qu’il n’est pas tout à fait l’écoute. C’est infime, invisible, mais elle le sait.
Quand il lui a proposé une rencontre à la brasserie de l’Intermarché, elle aurait dû renoncer, l’indicateur était suffisamment explicite. Elle a simplement répondu que ça ne la faisait pas rêver. Il a insisté, dit que c’était très correct cet endroit-là. Elle aurait dû raccrocher et quitter la conversation sur-le-champ mais elle a poursuivi. Proposé un rendez-vous en centre-ville dans une des brasseries de la grande place. Dans dix jours parce que c’était impossible avant au regard de son agenda.
Quelques brefs sms, pas d’omniprésence en attendant le jour du rendez-vous.
Elle est dans le TGV quand elle reçoit un nouveau message de l’homme de la petite annonce. Les bras lui en tombent. Elle est soudain aux prises avec l’humour des Grosses Têtes. Ou de Bigard peut-être. Du lourd et du gras. Sous la ceinture, sans ménagement ni subtilité.
Une nouvelle confirmation de ce que ses antennes lui avaient révélé vient de tomber. Elle savait qu’elle aurait dû couper court dès le premier échange téléphonique. De signaux infimes en confirmation radicale, elle renonce au rendez-vous prévu dans cinq jours et l’écrit de façon explicite. L’homme se confond en excuses, demande une autre chance, il peut aussi faire preuve de prestance. Elle n’en croit pas ses yeux. Il cumule à grande vitesse. C’en est trop pour elle. Sa décision est sans retour et elle l’annonce. Elle en reste là, ne répondra pas aux futurs messages s’il en arrivait.
Agacée, elle efface la fiche de son répertoire téléphonique et sourit. Décidément, les transports amoureux ne sont pas les siens. Pas plus ceux d’hier que ceux d’aujourd’hui. Elle s’engage à s’écouter sans barguigner dorénavant, à suivre son flair et ses premières impressions. Son décodeur est fiable, elle l’a éprouvé à de nombreuses reprises. Elle ne s’est pas écoutée mais s’écoute et s’écoutera à l’avenir. Ni soldes ni remises sur son projet de vie relationnelle, elle s’en fait la promesse. Point.
« RV à la brasserie à 16h comme convenu. Moi, chemise bleue, blouson noir, jean, cheveux blancs et lunettes de soleil sur la tête. Et vous, charmante dame, en robe blanche ? »
Cette fois, elle bloque le numéro.