Petit Traité de la bêtise contemporaine
Jubilatoire ! Le Petit Traité de la bêtise contemporaine se lit comme on philosophe simplement et c’est là la première des qualités du travail d’Amilia Amorim, maître de conférences à Paris-8, professeure du département de psychologie sociale de l’université de Rio de Janeiro.
Comme bon nombre de mes contemporains, Marilia Amorim s’agace de l’appauvrissement du langage, de la parole qui rend bête et de la familiarité récurrente qui survient dans bien des injonctions à l’usager, à l’utilisateur… Le fameux recours au « je » qui parle à ma place comme si je n’étais pas capable de recevoir un discours responsable, mais celui seulement du parent à l’enfant (une « infériorité » dans laquelle on m’oblige donc à stagner !). Car, sous couvert d’une apparente sympathie, ce registre de langage ne vise qu’une chose : infantiliser.
« Or, quand les places Je-Tu/Il ne se distinguent plus, ce sont les conditions linguistiques d’émergence du sujet et de la collectivité qui sont mises à mal. (…) Je propose de désigner cette nouvelle forme de rapport de pouvoir comme totalitaire non autoritaire. »
Que se passe-t-il en effet si une personne inconnue parle sans cesse à ma place ? Prend ma place tout en annulant la portée de mon propos puisqu’il n’y a pas de lieu pour lui, tandis que les messages construits au « je » tentent de me faire croire que je ne suis pas la hauteur puisqu’on dit pour moi ?
Dans ce sens, l’auteure analyse les paragraphes d’une notice de médicament dans laquelle, avec le plus grand des sérieux, des mots sont alignés jusqu’à la phrase qui énonce : « Dans quel cas ne dois-je pas utiliser ce médicament ? » Puis elle démontre les différentes façons de procéder dans ce rapt du langage pour différents buts recherchés : décérébrer ou manipuler à des fins de consommation, tout en instaurant un réel malaise lié à la place des mots qui sème la confusion. Par exemple dans la phrase : « J’ai validé mon ticket. Et vous ? » qui est Je, qui est Vous ?
« Car, comme nous venons de le voir, la disparition de la distance et de la tension entre les différentes places énonciatives instaure une violence qui se montre douce justement parce qu’elle reprend quelque chose du parler enfant ou du parler à l’enfant. »
Rompre le dialogue de la sorte, déconsidérer le destinataire du discours en l’enfermant dans le rôle d’un perpétuel enfant contribue à annuler toute possibilité de réponse et, au-delà, à défaire les relations d’intelligence entre les humains.
« J’ajouterai un autre aspect qui concerne la question du « langage jeune » (…). Il me semble qu’il faudrait s’inquiéter davantage face à l’occurrence du « parler jeune » chez les non-jeunes. (…) Là réside une différence importante entre l’adolescence d’hier et celle d’aujourd’hui : c’est le monde entier qui est devenu adolescent, de sorte que les jeunes d’aujourd’hui ne trouvent plus d’autre auquel s’affronter. C’est précisément ce manque de l’autre qui peut les empêcher de devenir eux-mêmes. L’altérité de l’adulte, peut-être plus que son autorité, est l’élément clé de la construction identitaire d’une jeune personne. »
La parole est ce qui manque cruellement dans notre monde. Je veux dire la parole structurée, argumentative, issue d’un raisonnement complexe. Pour autant, tout un chacun se pense libre de « prendre la parole » en exprimant à chaud ses impressions à la suite de la lecture d’un article, en « aimant » sur Facebook un billet, une photo, une portion de la vie d’un autre, en critiquant sans recul et en invectivant, souvent, l’auteur d’un article. Une fausse liberté qui ne permet ni distance ni réflexion constructive mais la seule expression de ses pulsions.
Dans son ouvrage, Amilia Amorim date ce décervelage du langage aux années 1980. Souvenez-vous : Ronald Reagan, Margaret Thatcher, l’ultralibéralisme. Une pure coïncidence ? Certainement pas.
« (…) l’être humain est un être de récit. Enlevez-lui la possibilité de raconter des histoires et il ne sera plus humain. »
Au-delà d’une seule analyse du langage et de l’infantilisation qui se joue à travers lui, l’auteure interroge la culture, l’objet, la mémoire collective et la place du sujet dans ces mouvements.
« La parole n’est pas l’information et cette distinction est fondamentale si l’on veut réfléchir à la place de l’informatique dans le domaine de la connaissance et de la culture. L’information seule ne peut pas engendrer des idées, ce qui veut dire qu’elle ne suffit pas à la construction d’une pensée. »
Depuis l’avènement des nouvelles technologies, on évoque sans en démordre une ère de l’information et de la communication au service d’une humanité en évolution via le partage d’une connaissance sans limites… Mais « la parole qui rend intelligent est celle qui transmet de la culture ». Alors « que nous fait dé-connaître la parole qui rend bête ? »
Petit Traité de la bêtise contemporaine est publié aux éditions Érès.
Cet article a été initialement publié le 12 octobre 2013 dans les pages du site.