Ouistreham
Librement adapté du récit d’enquête de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, le film Ouistreham est réalisé par Emmanuel Carrère. Hormis Juliette Binoche, tête d’affiche sans fard, l’ensemble des actrices et acteurs est non professionnel, ils et elles sont très convaincants.
Au début de l’histoire, Marianne Winckler nous explique ce pourquoi elle plonge à Caen et cherche du travail en prétendant ne disposer que d’un bac et du CV désespérément vide d’une ex femme au foyer. Elle veut s’immerger dans la vie des précaires pour pouvoir en parler, depuis l’intérieur, et rendre son propos crédible.
Pôle emploi, scènes iniques de coaching pour développer son employabilité, remarques désobligeantes envers celle au parcours de vie essentiellement non professionnel. Viennent les premières missions en nettoyage, avec la pression du travail à faire bien, vite, tout en se tenant à carreau dès lors que les client.es rouspètent. Elle se fait rapidement virer d’un poste et en trouve un autre, réputé plus difficile.
Pendant le travail, elle prend des notes à la volée et travaille son texte le soir. Elle cherche le sens du récit, éprouve qu’il lui sera impossible raconter tout ce qu’elle voit. Le déclic survient, elle s’appuiera sur le portrait singulier de l’une de ses collègues, cette femme-là devenant le prisme par lequel le récit peut s’organiser.
Quand Florence Aubenas montre la crudité de la réalité, la violence des conditions de travail voire de l’exploitation de la pauvreté dans son livre, Emmanuel Carrère campe surtout une histoire d’amitié entre deux femmes collègues, Marianne Winckler — qui n’est plus journaliste mais écrivaine dans le film — et Christèle — interprétée par Hélène Lambert.
Soirées au bowling, fins de mois sans fin, vieilles voitures et le risque constant de la panne… On se serre les coudes, on partage les cigarettes, on se relaie pour garder les gosses. Si les conditions de travail sont éprouvantes, l’ambiance est bonne, on se marre bien finalement dans l’équipe des ferries qui relient Portsmouth à Ouistreham et qu’il faut briquer, vaille que vaille, pendant que les passagers d’un trajet descendent et que les suivants sont sur le point d’embarquer.
Au fil de chacune des 3 rotations quotidiennes, tout est chronométré, calibré : 4 minutes par cabine pour changer la literie et remettre de l’ordre, 3 minutes par salle d’eau. Les corps sont rudoyés, poussés à bout, mais à part une scène dans une cabine de douche au début du film où Marianne Winckler tente d’épuiser sa fatigue sous l’eau chaude, rien ne nous dira à quel point les cadences folles brisent lentement les vies de celles et ceux qui ont été enrôlés dans ces métiers et qui, précarité et endettement obligent, ne peuvent s’en extraire pour un autre projet professionnel.
L’aspect documenté — voire documentaire — passe à la trappe d’une histoire d’amitié et de trahison que l’on voit venir et qui peine à nous convaincre lorsque le voile se lève sur la vraie profession de Marianne Winckler.
Finalement, la claque du film surgit en une réplique, lorsque qu’une collègue de l’équipe des ferries fête son départ pour « une opportunité » à la Brioche dorée qu’elle ne peut pas laisser passer. Là, la réalité nous rattrape.
À l’enquête journalistique faite pour dénoncer la précarité comme l’appauvrissement de femmes et d’hommes relégués dans les métiers d’invisibles que sont ceux du nettoyage, le film semble tenter d’aborder un récit « social » sans pour autant y parvenir.