Opter pour le baume
— nouvelle —
Fin de semaine. Lassitude. Sentiment qu’elle use les rames pour tenter en vain d’avancer. Reculades. Échecs. Essais infructueux. Sentiment de l’injustice qui la tend depuis l’enfance. Née du mauvais côté comme une excuse aux jours de fond du puits. Les jours où elle se demande à quoi bon tenir encore. Résister. Avancer un peu plus. Une fois encore. Les jours où la vitesse d’un train la fascine quand elle imagine son passage sur son corps.
Et l’énergie que cela coûte ce combat permanent. L’énergie qui la fuit. L’énergie qu’elle peine tant à mobiliser pour faire avec, faire semblant, faire ce qui est à faire.
Sentiment criant qu’il en est autrement pour tant d’autres. Pour la majorité aux commandes. Ceux qui se pensent au-dessus. Ne font place à personne. Utilisent et piétinent. Prennent des décisions dangereuses pour d’autres.
Combien comme elles dans ce monde ? Combien qui, siècles après siècles, s’essoufflent dans des parcours de femmes grevés, jonchés de tessons, toujours plus exigés que ceux d’autres. Combien à la parole déniée. Aux douleurs mal qualifiées. Jugées, discréditées.
À quoi bon. À quoi bon tenir, soutenir, maintenir. À quoi bon hors de l’eau quand sans cesse tout y ramène. Replonge. Enfonce. Annule.
Elle regarde le monde et les incessants combats qu’il impose. Éviter la violence qui menace de s’abattre sur celles de son genre. Se faire une place et tenter la préserver. Lutter contre la mise au rebut. Parce qu’elle fait partie des “autres”. Celles qu’on préfère cacher. Ignorer. Mépriser. Celles dont les aspirations et la puissance effraie. Depuis que les hommes ont verrouillé le pouvoir, celles qui constituent le deuxième sexe. Pourtant la moitié des êtres humains.
Et puis, se protéger de la pluie d’ondes qui n’a de cesse de s’abattre sur elle. La malmène. Fatiguée de construire une réalité compréhensible qui sera niée, foulée, dès que le management en aura décidé. Prendre la porte et chercher la prochaine issue. Sans un mot sans un sou puisque la loi le prévoit dorénavant.
Ciel au gris constant. Déploiement dans son quartier des nouveaux compteurs électriques dont on dit tout le mal. Elle a lu de nombreux articles. L’électroménager qui tombe en panne sans prévenir. Les risques d’incendie. L’augmentation systématique de la facture. L’impossibilité pour les usagers de contrôler quoi que ce soit. Et les ondes que ces machines déploient constamment. Des ondes perturbantes pour les organismes vivants. Elle. Ses voisins. Mais aussi les oiseaux, les insectes, les bêtes de son quartier.
Comment tiendra-t-elle ? Comment dormira-t-elle avec des câbles électriques dans les murs de sa tête de lit constamment chargés du poison qui a déjà ralenti sa vie ? Des ondes déployées autour d’elle. Chez elle. Le jour, la nuit. À cause du compteur. Et dans le voisinage. Les ondes du voisinage chez elle.
Comment faire avec ça dans sa vie ? Cette sensibilité qu’elle a développée comme un handicap dorénavant. Qui la tient le plus loin possible des ondes de téléphonie, des antennes relais. Et la suspicion au travail quand elle a dit le mal qui la mine. Les pertes d’équilibre et les méfaits dans son corps. Regards apitoyés de certain-es, téléphone en main…Déménager encore une fois. Affronter les sociétés de gros bras méprisants qui malmènent les affaires et les cartons d’une femme seule. Elle l’a suffisamment vécu et entendu autour d’elle pour comprendre que c’est la loi d’un genre. Mais avant, chercher et trouver un logement loin des ondes, sans ledit compteur qui plombe les quartiers nouvellement équipés. Cela demeurera-t-il possible ? Ou est-ce une illusion de plus que les choses peuvent évoluer sans la technologie pathogène de l’hyper connexion. On parle dorénavant de chaussures connectées, qui se lacent seules à grands renforts d’ondes. Qu’arrivera-t-il quand elle croisera ces pieds-là ?
Lasse du combat. D’un monde qui lui refuse une place. Qui joue contre elle et déploie une cynique créativité pour l’empêcher d’accéder à la sérénité. Ondes ou pas, elle joue en deuxième catégorie et s’épuise. En vain.
Elle lève les yeux vers son regard en miroir. Soupire. Tend le bras vers la porte du placard. Lentement ouvre. Soupire. Croisement de ses yeux à nouveau. Le regard droit dans ses iris verts, elle réfléchit. Jauge. Questionne silencieusement.
Elle prend la décision de poursuivre la vie. Au moins jusqu’à demain. Pas de train aujourd’hui.
Elle bascule de ses doigts un flacon d’huile à l’arnica. Besoin de ça. De cette douceur sur sa peau. De cette odeur qui la tient debout. L’aide dans les temps bleus corps et âme. S’instille en elle et baume sa tristesse. La protège de son sentiment d’usure.
Elle ouvre le flacon, l’approche de ses narines, inspire.