Mustang
Deniz Gamze Ergüven est actrice et réalise son premier film, Mustang. Scénario tenu, narration sans faille, scènes inquiétantes et haletantes, d’autre pleines de grâce et de sensualité, pour une plongée sans concession au cœur d’une fiction traitant de la condition féminine en Turquie.
Le film s’ouvre sur la séparation de Lale d’avec son enseignante. C’est la fin de l’année scolaire, la maîtresse part pour Istanbul, à 1 000 km de là, et laisse son adresse à la fillette en larmes. Sonay, Selma, Ece et Nur attendent leur petite sœur et l’emmènent sur la plage où, avec quelques camarades de classe, elles s’affrontent en duel : installées sur les épaules des garçons, elles tentent de se désarçonner. Cris, jeux d’eau, ils sont jeunes et pleins de vie, s’ébattent tout habillés dans la mer Noire, s’amusent, tout simplement.
Or, dans le village, tout se sait et le retour au domicile sera cuisant. La grand-mère a été prévenue par téléphone de l’absence de retenue des filles qu’elle bat pour leur apprendre la vie. Elle les traite de vicieuses, car elles se sont frottées sur la nuque des garçons lui a-t-on dit, tandis qu’aucune ne parvient à faire entendre l’innocence de leur jeu de début de vacances.
Belles et libres, heureuses et complices, les cinq filles sont orphelines depuis plus de dix ans et sont élevées par leur grand-mère qui s’éreinte à la tâche, tandis que l’oncle qui vit sous le même toit est juste bon à marquer son autorité à la dure. La grand-mère n’en peut plus, se fait réprimander par le voisinage, par son propre fils : si les gamines sont ce qu’elles sont, c’est bien parce qu’elle n’a pas fait son travail correctement.
Pour tenir les petites sous la bride, il est question, dorénavant, de leur interdire toute sortie en autonomie. De même qu’il devient indispensable, pour sauver l’honneur de la famille et éviter de courir le risque qu’elles soient « souillées » avant le mariage, d’obtenir des certificats de virginité pour les trois plus âgées.
Privées d’extérieur, elles jouent dans leur chambre sous une chaleur harassante, tentent de tuer le temps, jouent, rient et cherchent, dès lors, le moyen de sortir, voire de s’enfuir. Au fil de leurs tentatives, la maison sera toujours plus sécurisée : ordinateur, téléphone, tout ce qui est considéré comme potentiel outil de dépravation est mis sous clé ; des barreaux sont soudés aux fenêtres, les murs d’enceinte rehaussés et fichés de pieux en fer, des grilles sont posées pour fermer les circulations extérieures. Puis les filles suivent un emploi du temps sous haute surveillance avec des journées remplies par des cours de cuisine ou de couture en guise de travaux de redressement.
Le temps est venu de se débarrasser de jeunes femmes indociles en les confiant à d’autres familles. La grand-mère excelle dans l’art de faire savoir que les trois grandes sont à marier. Elle reçoit les prétendants et leurs parents, arrange les noces en deux temps trois mouvements et case deux filles sur trois. Déchirement à chaque départ. Les sœurs sont séparées, et la maison prison devient oppressante pour celles qui restent.
Effrontées, les filles font ce qu’elles peuvent pour tenir le coup, sous les viols de l’oncle pour l’une d’elles, la lourdeur et le carcan des traditions d’un autre temps pour chacune. Lale, la plus jeune n’a qu’une idée : quitter la prison et s’enfuir à Istanbul. Petit à petit, elle met en place des ruses, des apprentissages qui lui permettront de tenter l’aventure. Le suicide de la troisième à marier sera le déclencheur d’une rébellion finalement salutaire.
Le film Mustang parle de liberté, de joie de vivre malgré le poids insupportable des traditions, d’une jeunesse à la fougue indomptable et de l’attitude singulière que chaque femme abaissée au rôle d’une marchandise adopte en de telles circonstances.
Il dit aussi la violence patriarcale, la complicité des femmes dans l’asservissement d’autres, l’intrusion intolérable dans le corps des jeunes femmes, qui, au lendemain des noces, doivent prouver qu’elles étaient vierges — exhibition du drap ensanglanté — et se voient aussitôt soupçonnées puis scrutées dans leur intimité si le sang vient à manquer. C’est un film direct, un scénario sans concession ponctué par la très belle bande-son de Warren Ellis.
Le premier film de Deniz Gamze Ergüven a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes 2015.