Lundi matin
Elle arpente les rues sac à main à l’épaule droite, sacoche à main gauche.
Ciel gris sur trottoirs détrempés. La nuit a été pluvieuse, l’air est saturé d’humidité. Elle regarde ses pas pour éviter de glisser. Ses semelles tiennent le pavé.
Ce matin, elle prendra le bus, bien moins onéreux que le train. Du simple au double d’après son étude comparée. La loi Macron n’y peut rien, c’est le Département qui a fait les lignes et les tarifs. Puisque les temps sont durs, que le fait de travailler peine à couvrir les dépenses basiques de sa vie — celles générées par le fait de vivre sous un toit qui représente charges et impôts toujours plus lourds pour une « monoparentale » — elle prendra donc le bus et tentera de faire fi de la nausée que ce mode de transport ne manque pas de provoquer sur son estomac. Et parce que débuts et fins de mois sont sous la tension de l’augmentation constante du coût de la vie, elle fait dorénavant un repas sur deux. Parfois un sur trois. Elle s’en accommode.
Elle prendra le bus, mais malgré la modernisation de l’engin, elle constate que l’accélération décélération lui est pénible. Particulièrement quand le pilote est quelque peu excité, qu’elle ait le ventre plein ou creux.
Étrange comme les femmes sont plus tendres au volant, en tout cas sur ce parcours qu’elle commence à bien connaître. Elle se demande pourquoi les qualités de certaines sont si souvent moquées, reniées, réduites. Alors que celles consistant à passer en force, à brusquer voire brutaliser passent pour la norme. Elle a bien une idée…
Elle pense que tous ces hommes brutaux sont ceux qui n’ont pas assez été caressés dans leur vie, dans leur enfance certainement. Et qu’on arrête, surtout, d’en faire le reproche à leurs seules mères ! Elle sait que les mères ne peuvent pas tout, que les pères existent et qu’il serait de bon ton de se poser enfin la question de leur rôle dans l’éducation et l’élévation des enfants. Trop facile de faire endosser aux femmes les manquements de bien des hommes. Trop facile et très injuste, elle se le dit souvent.
Elle comme tant d’autres a manqué d’un père dans son enfance. Le sien était un « toujours jamais là ». Pris par ses affaires, en déplacements incessants, enfermé dans son bureau lorsqu’il était de retour et occupé à travailler pendant ses congés. Un beau couple que celui de ses parents. Elle en esclave asservie à ses fonctions de mère nourricière, d’épouse attentive pliée aux besoins de son mari, lavage et repassage. Lui et son besoin de disponibilité pour avancer son travail pendant les week-ends. Un père qui renvoyait systématiquement vers la mère chacune des demandes d’autorisation posées par les enfants. Son père en éternel absent, même présent.
Et combien aujourd’hui encore sont comme lui ? Combien d’hommes contraints dans leurs représentations sociales de dominants, de battants, de leaders ? Avec ou sans enfants. Combien d’hommes limités, enfermés et réduits, par un rôle qu’il leur convient de jouer pour correspondre au modèle sociétal ? Un modèle auquel il est certainement plus facile de se conformer plutôt que de se trouver « vraiment » ou de s’élever pour être ce que l’on est « vraiment ».
Elle s’arrête au bord de l’avenue, sourit au véhicule qui ralentit pour la laisser passer sans discerner à travers le pare-brise fumé qui conduit.
Elle pense aux femmes aussi. À toutes celles qui se sont laissées embarquer vers un destin qui n’était pas le leur. Le tragique destin de la conformation au parcours préconçu par des idées toutes faites. Une femme doit se marier, avoir des enfants — comment être pleinement épanouie sans cela ? Une femme doit être gentille, attentionnée, belle et désirable. Ben voyons ! Et si on pouvait la réduire à ses seules fonctions sexuelles, ce serait formidable aussi ! Une femme qui pense est dangereuse. Une femme libre est une salope. Une femme qui fait carrière a forcément couché. Et la même rengaine depuis la chasse aux sorcières qui a remisé les femmes, fait d’elles des êtres inférieurs tout en les bannissant des fonctions et rôles qu’elles exerçaient pleinement dans la société. Tu parles d’une Renaissance ! Celle des hommes avides de pouvoir sans doute. Mais pour les femmes, le placard, la torture quand elles étaient soupçonnées de sorcellerie en une cabale longue de cinq siècles. Le temps nécessaire auxdites femmes pour bien intégrer leur rôle édicté, s’y conformer et cesser de réclamer quoi que ce soit. Le châtiment par la peur en garde-fou éprouvé.
Elle fulmine et bat le pavé. Est-ce qu’il faudra cinq siècles pour sortir de ces systèmes enfermants créés sous tutelle des religions monothéistes ? Par l’organisation de la propriété, de l’appropriation des biens communs et des ventres fertiles porteurs de main-d’œuvre à vil prix. Pour l’accroissement de la succession au sein des familles tenantes des pouvoir et fortune ? Quand cela cessera-t-il enfin ?
Elle relève la tête, passe l’angle qui ouvre vers la gare routière et prend à gauche. Soudain derrière elle le fracas de la tôle froissée. Elle s’arrête, se retourne : deux véhicules viennent de se ficher l’un contre l’autre dans l’angle du mur devant lequel elle vient de tourner. L’un n’aura pas vu le stop du carrefour…
Elle prend aussitôt conscience qu’elle vient de passer à l’endroit du choc. Elle respire profondément : « Une drôle de journée qui commence », se dit-elle en regardant le ciel.
Le bus est à quai, elle presse son pas.