Laverie automatique

Laverie automatique

C’est le matin. Pour une fois, une parmi de rares fois, il a poussé le sommeil au-delà du lever du jour. Ces matins-là, où le sommeil profite d’une ville calme, il peut les compter sur les doigts d’une main. Les journées qui démarrent dans une forme d’apaisement sont moindres depuis qu’il s’est installé dans ce quartier. Aussi, dès qu’il s’imagine déménager pour un endroit plus calme, il pense à ces pépites, à ces moments doux qui lui offrent de se dérober au temps. Alors il reste. Il reste encore un peu.

Il a pris le temps d’émerger de sa nuit, de sortir de ses rêves. A-t-il seulement rêvé ? pas qu’il s’en souvienne. Il a pourtant entendu dire que chaque nuit était habitée d’images, de mises en situations plus ou moins cocasses, traduites en rêves ou en cauchemar. Il a lu quelque part que le cerveau passait son temps de sommeil à défaire la pile des événements du jour, pour classifier, ordonner, qui des souvenirs, qui des traces sans importances à épancher.

Chaque nuit des images, dans toutes les têtes bien faites. Pas dans la sienne. Ses nuits sont courtes, chahutées, ses nuits ont le goût de la crainte, la saveur d’un mince matelas garni de couvertures de laine.

Ce matin il réfléchit et se demande depuis quand il a perdu le trace de ses images nocturnes. Il ne sait pas. Ne sait plus. Était-ce avant l’installation ici ou l’installation d’avant celle-ci ? Parfois la mémoire lui manque aussi, c’est ce qu’il se dit dans ce début de journée qui lui a offert un répit.

Assis dans son lit il sourit : plus de rêves et pas de mémoire, il se sent mal parti pour une vie dans ce monde. Alors il rit, d’un rire rauque. Un rire d’enfant quittant son corps sans contrôle. Brut. Fort. Presque surjoué. Un rire douloureux. Un cri.

Dans son lit une place il s’étire. Caresse la couverture brune du dessus qu’il trouve douce. Il s’extrait de sa couche, se pose sur ses pieds et s’étire maintenant vers le ciel. Une traînée de buée suit son expiration bâillement. Il fouille dans son sac à dos et enfile le pull qu’il vient d’en extraire. S’étire encore tout à l’inventaire des tensions de son coprs.

À proximité de sa tête de lit, un sac en plastique. De ceux qui se vendent à la caisse des supermarchés. Il défait le nœud des anses. Trouve une bouteille d’eau qu’il assèche de ses rasades goulues. Il plonge à nouveau dans le sac, en extrait un papier glacé chiffonné qu’il déplie. Plante les dents dans les restes du sandwich de la veille. Il mâche lentement. Suit du regard la première voiture qui passe à proximité et son chauffeur au visage fatigué. Le sandwich dimininue, une bouchée après l’autre, et finit par disparaître.

De nouveaux étirements, il glisse ses pieds dans ses tennis en matière synthétique. Les chaussures sentent fort, il plisse le nez. Heureusement qu’il a pu les aérér toute la nuit ! Cette pensée le fait à nouveau rire. Puis il marmonne une chanson de sa voix rauque et puissante.

Il se lève de son matelas, regarde autour de lui et pense à rassembler ses affaires. Vêtements épars à glisser dans le sac. Cette fois il prendra tout.

Il secoue les couvertures, redresse le matelas sur sa tranche. Il inspecte le contenu du sac de supermarché. Trouve une pomme qu’il croque tout en entassant dans le sac à dos les vêtements extraits de plusieurs sacs et de l’environnement de son lit.

Il repose le matelas à plat, étale avec précision les couvertures qu’il borde. Il aligne les cabas et pose sur sa tête un chapeau de cowboy en cuir dont la fine lanière retombe sur ses joues aux pommettes saillantes. Il ajuste le couvre-chef, tire les liens du sac à dos qu’il glisse sur ses épaules.

Un main dans la poche droite de son jean, il extrait de la monnaie. Compter les pièces.

Il sourit et s’éloigne, non sans jeter derrière lui des regards attentifs. Que personne ne vienne en son absence, il est ici chez lui, que personne ne vienne.

Il passe quelques rues et pouse la porte du Lavomatic où il est le seul client. Il vide le contenu du sac dans une machine de 7 kg, enlève le pull qu’il porte, le tee-shirt et les chaussettes qui rejoignent le chargement. Il extrait des poches de son jean une blague à tabac, un briquet, quelques pièces, un téléphone. Il dispose ces affaires sur une chaise en plastique en un alignement maniaque. Il ôte son pantalon et le glisse dans le lave-linge. Il rit encore.

Pièces dans la centrale. Lessive et le cycle de lavage débute.

Pieds nus sur le carrelage fraîchement serpillé, il exécute un pas de danse, glisse son briquet dans l’élastique de son caleçon, à l’avant, son téléphone à l’arrière.

Il se tient bras écrats dans l’encadrement de la porte. Chantonne dans une langue incompréhensible. Harangue les passants de sa grosse voix.

Est-ce la vie dans la rue qui lui donne ce ton décalé et inquiétant ? Cette posture ahurie et la capacité de se vivre là, au vu de tous, en caleçon et chapeau de cow-boy. Dans l’attente d’un cycle de lavage puis d’un autre de séchage qui lui fera la vie en vêtements propres pour quelques temps à venir.

Sans ambages, il demande à une jeune femme venue laver ses affaires si elle l’inviterait à déjeuner. Il rit. Elle sourit. Décline la proposition. Qu’importe, il reprend sa chanson, ponctue sa respiration de rires cinglants, ajoute quelques pas de danse par-ci par-là.


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