L’âge de toutes les fragilités
Dix-sept ans. Il a dix-sept ans et il pleure. Assis sur la chaise en fils de plastique colorés, ses coudes posés sur la table de la cuisine, il tient sa tête entre ses mains. Ses larmes glissent le long de son nez. Cloquent sur le bois blond. S’accumulent en traces éparses. Son corps parcouru de soubresauts émet un sifflement aigu à peine perceptible. Il grince sa tristesse. La chuinte. Filtre de son corps cet émoi qui le tord. Il a dix-sept ans, il pleure et renifle sa morve.
Il redresse sa tête. Yeux rougis et bouffis. Sa figure mouillée par le chagrin exprimé. Une veine gonflée au milieu de son front. Visage pétri de douleur, il a dix-sept ans et il souffre. Se laisse emporter par ce souffle. Par le besoin d´éprouver pleinement cette douleur qui le submerge. Qui le mange tout entier.
Il se lève, cherche des mouchoirs qu’il ne trouve pas. Ouvre une porte. Disparaît et revient. Il extrait du sachet plastifié un pliage qu’il secoue. Il colle la fibre de cellulose sur son visage. Il se mouche. Expulse de ses sinus les encombrants de tristesse. L’accumulation de matière étouffante. Il se rassoit. Essuie ses yeux, regard fuyant. Il a soif. Se lève et se sert un verre d’eau. Avale lentement. Il reprend son souffle. Essuie quelque larmes.
Il a des choses à dire. Entrouvre la bouche et un filet de bave semble retenir ses lèvres de s’ouvrir trop tôt. Il réfléchit, cherche ses mots et tente d’apprivoiser l’émotion qui le prend à nouveau. La torsion de son visage le dit. Il lutte. Il souffre et il lutte. Mais il a désespérément besoin de lâcher le poids qui écrase son plexus.
Il a dix-sept ans et il dit ça : qu’il a le sentiment de ne pas être aimé par son père. Que son père ne l’aime pas. Qu’il a tout fait, pourtant, pour que son père s’occupe de lui, pour rien. Que, pendant des mois, il est allé au pire de lui-même, dans un cruel appel du désespoir, pour rien. Que le père n’a pas agi, pas entendu, pas pu, pas su. Il dit la douleur immense de cet impossible-là. Il dit combien il en chie de vivre ce qu’il vit là.
Les yeux baignés de larmes, il reconnaît la dureté de ce qu’il traverse. L’incapacité de l’adulte référent. La quête du miroir brisée. L’identification à un idéal masculin ruinée. Le mur impénétrable de cet homme incapable d’élever son fils. De lui transmettre des choses : il ne parle même pas de valeurs, juste de partage. Oui, seulement partager, il aurait tellement aimé partager des moments avec son père.
À nouveau tête dans mains, larmes qui cloquent, nez surchargé et sonore.
Il dit qu’il n’en peut plus. Qu’il s’inquiète pour ses frères. Ont-ils vu comme lui à quel point le père est manquant ? Savent-ils comme il est insupportable de vivre un tel sentiment de trahison ? Dix-sept ans et l’abandon. Dix-sept ans et la douleur vertigineuse. Dix-sept ans et la rage aussi.
Il dit qu’il va écrire. Pour ses dix-huit ans, il va écrire au père. Pour qu’il sache, s’il ne meurt pas avant, à quel point son fils souffre. Il va écrire et dire au papier tout ce qu’il a envie que son père entende de lui. Parce que là, au moins, il ne se fera pas couper la parole, retrancher son propos systématiquement contrarié par un père incapable. Là, au moins, il lâchera tout ce qu’il a sur le cœur et qu’il n’a jamais pu donner à entendre. Il s’en fout de ce que ça lui fera au père. Il a trop mal pour s’en préoccuper.
Une fois au moins, il veut être entendu et cela compte plus que tout. C’est son projet. Son besoin. Ce que son être exprimé. Ce que son corps éprouve. Il va écrire au père et presque une sensation de soulagement le traverse. Ce sera ça son cadeau d’anniversaire, voilà !
Il dit tout ça dans des sanglots, lèvres qui tremblent et propos saccadé.
Il a dix-sept ans. Éprouve durement l’injustice. Ne laissera plus faire.