La violence des riches
Sociologues, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont consacré une bonne part de leur carrière de chercheur-se aux riches — haute bourgeoisie et « élite » — qu’ils connaissent et analysent comme personne.
Dans leur ouvrage La Violence des riches, ils tracent les dégâts de l’ultra libéralisme, tant chez certains nantis qu’il met sur la paille, que chez d’autres, nombreux, qu’il conforte et enrichit. Avec, en corollaire, une société qui s’affaiblit, du fait de la fuite des capitaux, des délocalisations, d’une doxa inlassablement répétée, voire assénée, prônant l’ultra libéralisme comme valeur universelle enviable.
« Héritiers, le devoir des patrons était de maintenir et de transmettre l’entreprise qu’ils avaient reçue de la génération précédente. […] Avec la financiarisation de l’économie, la spéculation a pris le pas sur la production. »
Au fil de six chapitres et de nombreux « encadrés », l’ouvrage documente la fermeture de sites industriels français — PSA, Doux, GDF-Suez —, la violence faite aux salariés méprisés, manipulés, variables d’ajustement pour profiteurs sans conscience ni morale, l’oligarchie, François Hollande, les mécanismes de la domination, enfin, la ville comme champ de bataille.
« Si le public en vient à penser que les marchés financiers sont une escroquerie, alors les entreprises et les entrepreneurs n’obtiendront plus les fonds dont ils auront besoin pour développer notre économie, créer des emplois et améliorer le niveau de vie. »
Les spéculateurs sans foi ni loi se moquent bien des problèmes d’emploi ou d’économie des pays. Ils jouent avec des algorithmes ultra sophistiqués, d’une rapidité vertigineuse. Les échanges monétaires échappent à toute possibilité de contrôle. Veaux et vaches sont donc bien gardés.
« La violence de classe ne peut s’exercer sans la complicité et la collaboration du personnel politique au pouvoir. »
Au-delà du détournement d’argent via des paradis fiscaux dont les règles sont préjudiciables pour les caisses communes de l’État français, les cols blancs épargnent également avec la fraude aux cotisations sociales. Le salarié coûte trop cher, c’est bien connu alors pourquoi donner à l’État ce qu’il réclame pour le bien public ? — Et puisque l’État, lui-même, n’est pas en règle avec ses cotisations sociales, pourquoi vouloir faire mieux que lui ?
Société inégalitaire, société de classes sociales divisées où la lutte des classes est niée, assourdie, laminée par la novlangue publicitaire et le langage télévisuel crétinisant.
« Les ressources personnelles et familiales ne sont pas les mêmes selon les milieux sociaux. Il est plus facile de réinsérer un adolescent appartenant à un milieu aisé qu’un jeune issu d’une famille pauvre déjà en difficulté. Les moyens financiers et le capital social sont des aides précieuses pour faire face à une déviance qui s’amorce. »
À dessein, les auteurs insistent sur la criminalisation des militant-es, grévistes, opposant-es au régime actuel comme aux dérives des entreprises mondialisées. Les médias, reprenant en chœur les mêmes termes pour laminer les tentatives de débat de fond, se focalisent sur les « violences » des manifestations plutôt que sur la documentation de la violence patronale ayant conduit à cette colère. Où le mot « terroriste » revient plus souvent qu’à son heure — tout comme « ennemi », « taliban » ou « jihadiste », plus récemment et après la sortie de l’ouvrage — pour qualifier toute opposition et marquer au fer rouge les esprits soumis par la violence des informations répétées en boucle.
« Tandis que le libéralisme, la libre concurrence et le marché seront les responsables de la vie sociale, les armes des dominants, notamment financières, malmènent les peuples et la planète. »
Un chapitre entier de l’ouvrage est consacré au libéralisme de François Hollande, notamment exprimé dans l’ouvrage, paru en 1985, La Gauche bouge. Parfaitement éclairant quant à l’état de l’actuelle « politique » conduite par une homme de cercles, il n’en est pas moins désespérant car, au bout du compte, à moins d’un renversement de l’État — je ne sais par qui — on ne voit pas très bien comment sortir de ce panier de crabe qui tient les décisions nationales, les finances, les industries mondialisées et les fortunes. Ah si, une solution : moins consommer — en tout cas pas chez les multinationales —, vivre à la campagne et planter des légumes et des fruitiers pour assurer, le plus vite possible, son autonomie…
« Comment croire que les socialistes, dans leur majorité, pourraient mener une politique plus équitable à l’égard des travailleurs, alors qu’ils sont formés dans les mêmes grandes écoles que les parons et les politiciens de droite : ENA, Science-Po, HEC et, bien entendu, Harvard ? […] Nombre d’élus socialistes, dans le souci de faire progresser leur carrière en politique, ont rejoint les intérêts de la classe dominante dont ils sont devenus les alliés objectifs. »
Dans la confusion d’une époque marquée par l’intérêt personnel des nantis au détriment de l’intérêt général d’une société, la « communication » a son rôle à jouer pour conduire la population à regarder ailleurs : vivre pour soi, se laisser endormir par le modèle dominant consistant à fantasmer sa vie en personnage riche et, du haut de son « pouvoir d’achat », consommer et se taire. Car, seuls les grands de ce monde savent ce qui est bon pour le peuple, alors il s’agit de « modeler les esprits » pour faire en sorte que rien ne bouge, que les dominant-es poursuivent leur jeu de massacre tout en faisant accroire que le peuple coûte, qu’il est avide, les menace… ennemi.
« La notion de conflits d’intérêts est consubstantielle à cette classe oligarchique qui siège au sommet de la société. Ses membres œuvrent à leur défense, s’appuyant sur un droit élaboré par et pour les dominants et sur leur habileté à manipuler la communication. […] La publicité et le marketing envahissent toutes le dimensions de la domination et conduisent des pays soi-disant « démocratiques » à des totalitarismes qui ne disent pas leur nom. »
La Violence des riches et paru chez Zones, aux éditions la Découverte.
Cet article est initialement paru le 15 mars 2015 dans les pages du site.