La Maison de poupée
À la fois choc esthétique et narratif, la Maison de poupée, de Florence Hirigoyen, traite de l’inceste comme aucun autre ouvrage.
Une première fois, j’ai feuilleté ce livre chez Fiers de lettres (Montpellier). Puis je l’ai reposé sans l’acheter. La forme m’a plu d’emblée quand le sujet m’a d’abord tenue à distance. Peu de temps après, le souvenir m’en est revenu. Alors j’ai acheté le livre juste avant de déménager. Entre les cartons et les préparatifs de mon mouvement de printemps, je me suis assise le temps d’une pause et j’ai lu d’une traite ses 215 pages, soufflée par la puissance, l’originalité, la somme de travail qu’il représente.
La Maison de poupée est un roman photo. Composé de mises en scène avec des poupées, des maisons de poupées, des rues de poupées, des photos d’univers de poupées parfois sobrement dialoguées… Tout un univers enfantin scénarisé pour raconter l’indicible. L’immonde qui a pourri la vie de l’autrice. L’inceste qui fait régner la terreur dans le corps et l’esprit d’une enfant. Qui a cisaillé une fratrie. Divisé la famille au jeu de la complicité parentale. Hanté la vie de F., l’héroïne, devenue adulte et mère.
Le talent et la patience qu’il aura fallu à Florence Hirigoyen pour rejouer tout cela en poupées. Mettre en jeu et en scènes. Partager cet accomplissement titanesque avec une maison d’édition — et peut-être plusieurs avant de trouver la bonne.
L’ouvrage s’ouvre sur deux arbres généalogiques de la même famille à travers plusieurs temporalités. En noir et blanc, le « roman photo » de l’enfance dans plusieurs tranches d’âge : les parents ne changent pas de poupée tandis que les trois sœurs sont représentées à travers trois âges, donc trois poupées différentes. En couleurs, c’est l’arbre de la vie d’adulte : F. est la mère de deux fillettes, elles-mêmes représentées à travers trois visages de poupées différentes, les parents vieillissant et les trois sœurs demeurant à l’identique dans cette partie-là, sauf F. qui grisonne.
Les premières pages de la Maison de poupée révèlent le processus thérapeutique à l’œuvre. Parce que le thérapeute croit en la pertinence de rejouer le drame de l’enfance à travers des poupées, quand Florence Hirigoyen lui confie son idée, celle-ci se fait confiance et se met à l’œuvre. Pendant trois ans, elle peaufinera décors et narration, poupées et vêtements, fil de mémoire et traumas répétitifs.
Le père est un être brutal, autoritaire. Il maltraite tout autour de lui. Dès ses cinq ans, F. fait les frais des pulsions destructrices de cet homme bourreau. L’autrice photographie les ravages d’un premier viol, entre pudeur et violence insoutenable, capacité à montrer la crudité de l’épreuve sans nous en rendre voyeur.euses.
L’enfant est dévastée. Elle reçoit l’ordre de se taire en même temps qu’elle est culpabilisée par le père. Trouvaille esthétique géniale : quand F. est maltraitée, contrariée, en questionnements incessants, l’autrice raye son visage afin de transmettre le trouble qui la saisit.
La mère n’est pas en reste de violence quand elle moque sa fille devant ses invitées, l’aliénant en l’humiliant. Les réunions Tupperware ne sont pas le lieu de l’émancipation ! Lorsque, dans des pages en couleurs, elle rappelle cette scène à sa mère, sa docilité liée au fait qu’elle était fracassée, F. se fait rembarrer : « Ah non ! Tu ne vas pas encore mettre ça sur le tapis ! » répond la mère, manière de couper court à toute discussion.
En parallèle des scènes de l’enfance, l’autrice raconte comment, depuis sa vie d’adulte, elle renoue avec l’avant : un ourson similaire à son Michka de petite fille acheté sur un marché qu’elle relie à la poupée Margotte, ses alliés fidèles de l’enfance. Viendront des tas d’autres jouets qu’elle se procure afin de recréer son univers — les jouets auxquels on peut tout dire, tout confier, dans le secret des êtres muets qui ne trahiront jamais les effroyables confidences. Accumulant les pièces comme autant de miroirs du passé, Florence Hirigoyen confie son courage aux jouets qui l’accompagneront et la soutiendront dans son projet.
De cauchemars sans issue où la violence sexuelle se répète à des rencontres aussi improbables que symboliques, en passant par les adultes de l’entourage qui ne voient pas la souffrance de F. tandis que les enfants sont aussi cruels qu’ignorants, la narration nous emporte dans un tourbillon de scènes d’une fillette perturbée qui se méfie de tout et de tout le monde, vit la peur au corps et rate beaucoup. D’une adulte bancale qui se choisit un compagnon de vie brutal et autoritaire, mais lutte pour tenir debout. Et la culpabilité de la personne abusée, le déni de la mère…
L’inceste détruit. L’autrice le rappelle au cours des scènes de l’enfance comme de la vie d’adulte. Lorsqu’il revient, le souvenir des viols et des violences est invasif, ravageur. Il mine le quotidien et la personnalité. Anéantit les projets. Chavire la vie.
La maison d’édition les Arènes a eu le culot de publier cet ouvrage, preuve qu’il reste des éditrices et éditeurs d’ambition, en lien avec les sujets de leur temps.
La Maison de poupée est un livre incontournable.