Gaston 2/2
(…) Les femmes s’agitent en divers travaux ingrats : vider et laver les tripes, nettoyer les oreilles, récupérer les abats, les cisailler à l’aide de couteaux croisés dans le baquet rouge sang où le boudin se prépare. L’une d’entre elles affiche un large sourire quand, après avoir relevé les manches de son pull, elle plonge à bras nus dans la mixture. Elle brasse et éclabousse. Elle jubile, elle est fière, provocatrice. Qu’imagine-t-elle à cet instant ? Où a-t-elle laissé vaquer son esprit ?
Elle, elle ne peut s’empêcher de penser à cette scène de Carrie, dans laquelle l’adolescente qui intrigue et dérange par son étrangeté reçoit de ses camarades de collège un seau de sang qui colle ses cheveux, inonde son corps et ses vêtements. Elle se pare de rouge, rouge sang, le sang de la honte. Sa vengeance sera d’une rare violence.
Dans le brouillard qui commence à peine à s’alléger, les hommes sont aux travaux de force. Trancher, jauger, soupeser, les différentes parties du corps bestial. Ils ont chaud. Leur respiration transpire dans l’air froid et humide. Leurs voix résonnent vers la cuisine où la viande est récupérée et préparée par l’équipe aux tabliers et fichus. La répartition des tâches est saisissante.
Chacun y va de son commentaire sur les promesses tenues par l’animal. On le félicite post-mortem. On l’encense. On le congratule. On l’adule. On l’a bien nourri et engraissé, il s’est montré reconnaissant, il le rend bien.
Chaque année, ce sont deux cochons qui sont élevés ici. Deux, au cas où l’un ne tiendrait pas le coup jusqu’à son abattage. Chaque année, les bêtes sont affublées de prénoms qu’on donne habituellement à des nouveaux-nés. Chaque année on s’attache à ces animaux domestiqués dont on sait qu’ils contribueront, par leur viande et leur graisse, à l’alimentation des habitants du quartier, tous réunis dans cette journée où le cochon fait le lien entre les humains. Où, dans la reproduction d’une tradition ancestrale, les habitants renforcent leur écosystème à l’ancienne.
Pâtés, boudins, saucisses, jambons, rôtis, rouelles et autres salaisons qu’on tirera de Gaston continueront de le faire vivre dans la mémoire et le corps de ceux d’ici. De leurs invités qui s’étonneront, parfois, de cette façon de procéder, alors que le supermarché, c’est tellement pratique !
Ici, on chérira Gaston jusqu’à l’épuisement des viandes congelées, des jambons salés et des conserves cuisinées pour la collectivité.