Gaston 1/2
Le brouillard est épais ce matin. Il donne au paysage une étrange ambiance, comme par un jour de neige en montagne où les sons s’éteignent très vite, feutrés par l’air densifié. L’humidité est forte et les corps fatigués souffrent volontiers de douleurs articulaires.
Elle s’apprête à quitter la maison plus vieille que l’addition des années des habitants du quartier, lorsqu’un cri s’élève au lointain. Un cri d’une rare violence. Aigu, suraigu même, angoissé, il n’en finit pas. C’est le cri d’une lente agonie, dont la portée est amoindrie par l’air ambiant. Tant mieux, se dit-elle, tout en amoindrissant l’entrée du son vers ses tympans d’une contraction des oreilles.
Elle a froid soudain. Sa peau est grêlée, chaque pore contracté. Mal au ventre tant ce hurlement qui n’en finit plus la touche aux tripes. L’éviscère.
Elle poursuit le sentier et se dirige vers la ferme voisine. Ses cheveux bruns et courts humidifiés à l’air d’hiver. Elle a presque l’onglée, regrette l’absence de gants. Anse métallique contre sa peau, elle porte un seau de couteaux longuement affûtés au fusil la veille au soir. Un fagot de torchons, tabliers à main gauche, des bottes à ses pieds. Elle pense à la carriole de bocaux et gamelles à cuire qu’elle reviendra chercher plus tard.
Au débouché du sentier vers les maisons voisines, elle rejoint un attroupement sur l’airial. Une douzaine d’adultes se parlent, commentent, blaguent. Une manière toute humaine de laisser la mort à distance. De museler la rudesse de ce qui se vit là. Des enfants galopent dans l’herbe humide, leur manteau refermé sur une chemise de nuit, un pyjama glissé dans les bottes portées à même la peau. Cheveux en bataille, tartine à la main…
La bête qui hurlait est suspendue par les pattes arrière. En croix, la voilà sacrifiée à l’autel de la cochonnaille. Sa peau vient d’être passée au chalumeau brûle poils. Elle fume tandis que le boucher, héros du jour, la racle d’une large lame.
Le cochon n’en finit pas de saigner. Les auges se succèdent sous son cou, jusqu’à plus soif. Le liquide rouge et chaud est reversé dans un baquet, tandis qu’une moindre part réservée est immédiatement farcie à la persillade, truffée aux épices : la sanquette roborative des travailleurs à la pause matinale.
Le boucher découpe la chair qui semble d’une incroyable tendreté. La lame tranche le gras. La bête s’ouvre et offre ses entrailles fumantes aux regards techniciens. Contraste de couleurs : palettes de rouges et de roses très belles ; jaunes et blancs cassés déclinent leurs variantes.
Malgré un cliché ancien d’une coloscopie personnelle où elle avait apprécié la forme et la couleur élégante de ses boyaux, elle n’imaginait pas les entrailles animales si esthétiques. Les viscères rangés en des circonvolutions étonnantes. Elle identifie cœur, foie, rate, poumons. Un ensemble d’une grande précision illustrant la rigueur et l’organisation indispensables au bon fonctionnement de ce tout. (…)