En salle

En salle

En salle est le roman de deux récits croisés. Celui d’une enfant qui vit dans avec ses parents et son frère. Elle aime manger au restaurant. Son père travaille à l’usine. Son corps éprouvé par l’engagement physique lié à son poste. Quand le père rentre, il se dit sale et les enfants attendent qu’il soit propre avant de pouvoir s’approcher de lui. Si la mère travaille, la narratrice ne sait pas dire à quoi précisément, juste qu’elle est en lien avec des jeunes. Le frère et la sœur aiment le fast-food lors des grands déplacements des vacances au camping. Le fast-food ou le restaurant quand les financent du foyer l’autorisent. Mais au fast-food, il y a un cadeau.

En parallèle, nous poussons les portes dudit fast-food par l’entremise d’une narratrice qui est peut-être celle des pages de l’enfance devenue jeune adulte. Elle fait ses débuts dans cette entreprise. Reçoit une foultitude de consignes. Apprend et se trompe. Passe d’un poste à un autre, repérant les moins aliénants.

« Un retard, c’est joker, deux retards c’est la porte. Le directeur marque une pause, lève les yeux de ses papiers et nous nous empressons de surenchérir. Quelques rires amicaux, il ajoute on s’est compris, parce que moi j’en connais plein des gens qui veulent bosser donc ceux qui arrivent en retard basta, j’ai pas de temps à perdre avec eux. »

Elle reçoit son costume d’équipière sous film plastique, un filet pour les cheveux, une casquette-visière. Comme le père recevait sa cotte sous film plastique et la faisait essayer aux enfants pour une séance familiale de photos en déguisement.

Elle raconte l’ambiance des vestiaires. Les manager.euses et leur supervision. Le quasi-anonymat au sein d’une l’équipe dont les membres vont et viennent. Les repas pré-emballés et le rapport à une clientèle pas toujours amène. Le directeur qui motive pour la guerre lorsqu’il faut répondre aux périodes d’affluence. Lorsque que ça chauffe en salle, au drive et en cuisine.

Et puis, très vite, la peau des mains irritée par les produits de nettoyage des tables. Les cadences soutenues. Le nombre immense d’éléments à mémoriser qui s’ordonnent ou pas dans la tête. Les tensions liées aux gestes répétés et leur impact dans le corps. De l’eau au sol un peu partout dans les zones réservées au personnel. Il y a les interdits aussi pendant les temps de pause et les repas pris sur place.

Au fast-food, le management le joue à la cool alors qu’il est juste dur. Exigeant. Dans cette classe sociale de travailleur.euses précaires aux contrats à temps partiel, il y a encore plus précaire avec les livreurs à vélo. Eux, ce sont les tâcherons d’une époque qui a imposé le retour au travail à la demande. Eux, qui attendent la marchandise dans un temps vide de rémunération puisque seule la course est payée.

Les tranches de vie se succèdent avec une régularité presque trop attendue qui concourt à la sensation d’enfermement, d’épuisement par la répétition. Tranches de l’enfance qui regarde le monde avec acuité et la fatigue du père travailleur. Tranches au fast-food, ses humiliations, la compétition entre les salarié.es, l’obsession du rendement, les postes les moins usants que tout le monde se dispute, les opérations de séduction d’une manageuse…

Page après page, l’ouvrage se tend vers les corps meurtris, les nœuds dans la tête, jusqu’à l’accident qui survient à l’usine comme au fast-food.

« La clé ne tourne pas dans la serrure, il pousse seulement la porte. Maman prépare le petit déjeuner et je sors du sommeil. Le jour s’est levé, de la lumière passe par les fenêtres. Si nous ne connaissons pas bien les horaires de mon père, le voir sur le paillasson à notre réveil est quelque chose d’anormal. Il est debout, le visage cramoisi comme s’il s’était trompé de maison. »

La sobriété du premier roman de Claire Baglin le rend d’autant plus efficace qu’il raconte avec clinique les épisodes de vies professionnelles mécanisées. Pas de jugement. Pas de parti-pris. Pas d’analyse. Juste le récit de parcours enferrés dans des métiers éprouvants qui débordent, envahissent et répandent leurs piètres conditions d’exercice dans le quotidien à son tour maltraité.

C’est nous, lecteur.ices qui  tirons les conclusions de ce qui nous est raconté et le repas est amer.

En salle est le premier roman de Claire Baglin paru aux éditions de Minuit.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-En_Salle-3380-1-1-0-1.html

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