Écouter le bruit de la cuillère à soupe sur ses dents
— nouvelle —
Silence. Tout comme. Pas un bruit dans la maison. Au dehors, quelques portières ou passages de voitures, intermittents.
Elle est seule. Ni radio ni télé. Pas de musique d’ambiance. Silence. Ça l’inquièterait presque cette envie que elle a eue, soudain, d’être au calme. Envie d’aimer être seule. Envie d’être bien en sa compagnie. Envie qu’on lui fiche la paix et elle est seule pour cela. Envie de rompre le silence à sa guise, sans parole fortuite ou propos anodin. Sans mots lâchés à la volée qui claquent sur le moral à l’instar d’une gifle. La paix. Elle est seule et veut être tranquille. C’est non négociable.
Elle a même arrêté la chaudière afin de ne pas être dérangée par ses allumages réguliers visant au maintien de la température d’ambiance. Elle enfilera un gilet s’il le faut.
Pas de bruit. Calme. Silence.
Pas de radio aux sinistres informations, entre attentats, déclarations de guerre ou agonie de réfugié-és de la guerre comme du changement climatique. Pas de magouille en col blanc affrontant la magouille en botte des champs, lobbies greenwashés contre industrie de la terre à l’agonie. Pas de plan de licenciement brodé d’arguments fallacieux et de patrons réclamant toujours plus, jusqu’à la tête du roi président. Pas, non plus, de minute “populaire” où, après toute la violence du monde déversée dans son assiette, il s’agirait de gober tout cru que le monde est joli, celles et ceux qui le peuplent ingénieux et tellement créatifs, surtout pour palier les manques des États, des politiques, des voisins parfois. Ce soir, pas cette vulgate-là.
Sur la gazinière une casserole de soupe : poireau, carottes, patate douce, céleri. Elle active l’allumage électrique et le gaz s’enflamme. Elle écoute le son singulier, entre grave et aigu, du liquide en combustion. Tourne la molette de chauffage, très fort, plus doux, très fort, très doux. Fascinée. Le silence de la pièce s’emplit du jeu de sonorités.
Elle sourit. Invente l’affiche d’un concert au gaz de ville. Elle y jouerait un spectacle en deux actes. D’abord quelques compositions personnelles : « gaz à tous les étages », et des reprises de standards : « un pour tous, gaz partout ». Sa tête cogite sans aucun bruit, elle s’amuse…
Et ce silence, le bonheur de ce silence qu’elle redécouvre quand une voiture descend la rue, dehors, dans la nuit. Le silence dedans et le calme, la paix en quelque sorte. Longtemps qu’elle n’a pas joui d’un tel non son, malgré le chuintement dans sa tête, depuis un concert trop mal sonorisé, mais le silence quand même.
Elle sourit encore. S’adosse profondément dans les coussins du canapé. Croise ses jambes, les croise dans l’autre sens. Ajuste l’assise. Règle la longueur et l’appui de ses mollets. Elle tombe ses chaussons et replie les jambes sous ses fesses. Profite de l’installation son feutré.
Elle est immobile, ne fait rien qu’écouter les mouvements de sa pensée, dans le silence du lieu.
Elle se lève à l’appel frémissant de la casserole : inox tremblant contre le métal de la grille de chauffe. Pas rapides sur chaussettes à travers la pièce. Léger frottement au sol. Elle verse la soupe fumante dans un bol de grès. Un filet d’huile d’olive, une cuillère plongée dans le récipient. Elle est prête.
Elle rejoint le canapé, replie ses jambes sous ses fesses. Elle souffle sur le liquide, mélange l’huile et les légumes. Râclement de l’instrument contre la terre cuite : son grave, caverneux presque. Puis elle l’enfourne dans sa bouche.
Elle entend le bruit de la cuillère à soupe sur ses dents. Dans le silence de la pièce, elle reconnaît le tintement contre l’ivoire. Depuis combien de temps elle n’avait pas attrapé ce son ? Depuis combien de temps, dans la frénésie de sa vie, n’avait-elle capté ce contact délicat mais sonore ?
Manger un bol de légumes mélangés pour écouter le bruit de la cuillère à soupe sur ses dents… Dans le silence qui l’entoure, c’est tout ce à quoi elle aspire maintenant.