Dix-neuf minutes officielles 6/6
Suis-je un cas de force majeure ? En tout état de cause, je vis un moment d’importance car j’ai besoin de boire un thé chaud, brûlant même, pour me défaire de cette sensation de froid qui colle à mes os et qui aura vite fait de me ronger, je le sens, si je n’interviens pas. Je vais venir, annoncé-je à l’interlocuteur avant de raccrocher. Je verse le thé qui fume au contact du bol. Je m’emplis de cette vision pour commencer à me réchauffer. Voilà ce qui m’importe à cet instant. Me défaire de cette chape gelée qui m’englue et m’anesthésie lentement.
Le téléphone sonne. Encore. Je passe en mode réponse automatique. Je sens à nouveau quelques regards se tourner vers moi. Je ne prête pas plus attention. Je porte à mes lèvres le bol chaud. La boisson que je sens descendre dans mes chairs.
Et toujours ces minutes de décalage. Entre nous. Entre eux et moi.
Je me sers à nouveau du thé que j’ingurgite aussitôt. Je renouvelle l’opération jusqu’à vider la théière, son contenu suffisamment chaud pour contrebalancer le froid au-dedans. Alors j’ai les idées claires. Mon corps se ressaisit.
Je sors du ccfl, relève ma capuche. J’enfile mes gants. Je glisse la main dans la poche de mon manteau. Je m’accroupis et jette le mobile sur la chaussée. De toutes mes forces afin qu’il glisse le plus loin possible comme à la surface de l’eau, porté par la vitesse avant d’y plonger à jamais. Je pars à l’opposé sans presser le pas pour demeurer invisible sous la vigilance des caméras. Loin maintenant j’entends le mobile sonner.
Je croise un groupe de jeunes complètement éméchés qui chantent à en hurler. Demain ils seront encore gris. Avaleront quelques pastilles pour tenter de remettre leurs idées en place. Ils seront fin prêts lundi pour leur retour sur le marché du commerce global.
Je souris. J’ai dix-neuf minutes de décalage sur le temps officiel. C’est déjà ça de pris.
Hélène Duffau (01/12/2009) pour Les Cahiers d’Adèle en ville, numéro 5, mars 2010.