Ciel de traîne
Le vent pousse des rideaux de pluie qui se déplacent comme autant de minuscules moineaux serrés et synchronisés. Elle regarde fascinée ces mouvements du ciel qui se jouent devant elle postée sur le balcon, un châle recouvrant ses épaules. Ses pieds dans des chaussettes de coton glissés dans de vieilles sandales caressent tour à tour le gazon synthétique venu égayer la dalle de béton. Elle rêvasse, les yeux perdus vers l’horizon, absente à son mouvement.
À cette lumière d’automne surgie en plein printemps, elle préfère celle des jours précédents. Bleu ciel, soleil doux de mi-saison, chants d’oiseaux et lunettes de soleil polarisées qui lui donnent à voir une vie parfaitement contrastée. Elle adule cette saison entre deux plus dures, l’hiver et l’été. S’il fait rarement froid longuement dans la région — froid, pour elle, c’est à partir de cinq degrés sous zéro et en deçà —, les étés en revanche deviennent vite brûlants, tout particulièrement en ville où les murs arrivent à peine à fraichir au cours de nuits toujours plus harassantes. L’été et son ciel bleu dur. Sa lumière difficile à affronter sans la parade de verres solaires pour qui a les yeux clairs.
Mais l’automne, son camaïeu de teintes chaudes. Son atmosphère qui revient à l’humidité. Sa descente, lente, vers le repos de la nature. La chute des feuilles cédant le pas à des jours courts, des nuits interminables. Des frissons et le besoin de feu dans la cheminée pour réchauffer la maison devenue glacière.
Printemps et automne, ses saisons préférées — si tant est qu’elle puisse poser les choses par favoritisme. Le printemps pour sa douceur. Ses verts tendres au bout de branches aux aiguilles plus foncées des permanents. La reverdie des caduques et cet incroyable tissage de verts tendre, amande, pomme, sinople… Le réveil, tôt le matin. Le sommeil devenu impossible du fait d’oiseaux agités, entre jeux de cours et préparatifs de nidification. Le lever du soleil, à nouveau matinal. Et son bonheur à se glisser hors de son lit pour le regarder poindre et monter dans le ciel. Ciel orangé d’une rare puissance. Nuages devenus ardents.
Perdue dans ses pensées, elle revient au réel après que son estomac gronde entre ses côtes. Elle a faim. Elle a faim mais pas envie de manger. Paradoxe d’un jour de lenteur où la rêverie est plus forte. Le plaisir de virevolter dans sa tête. De sourire à certaines évocations. D’imaginer derrière ses yeux les paysages qu’elle convoque en mémoire.
Elle a faim et ne mangera pas. Pas maintenant. Peur de perdre ce doux accompagnement de ce début de journée. Les pensées délicates et doucereuses qui dansent en elle et détendent l’accumulation de récentes retenues. Pas envie de céder de terrain à cette échappée qui fait tant de bien. Elle se lève pourtant, va chercher un plaid dans le placard du couloir et revient se poster en observatrice fascinée et distraite. La pluie lui parvient par bouquets délicats. Les particules d’eau portées par les soupirs du ciel sur son visage, sur ses mains. Elle se délecte et prolonge le rêve. Grondement de son ventre.
Manger ? Plus tard. Peut-être. Elle verra. En cet instant, cela n’a aucune espèce d’importance.