Cadeau à l’eau
Dans la piscine à l’eau sulfureuse de la station thermale, elles déambulent, brassards orange gonflés sur leurs biceps, maillots une pièce, lunettes sur le nez. Elles ont relevé leurs cheveux épinglés en chignons rapides. Nez en l’air, sourires béats, elles avancent telles deux somnambules en plein rêve éveillé. Elles ont passé la soixantaine et se trouvent comme deux gamines à qui la vie vient d’offrir un cadeau merveilleux.
Jamais encore elles n’avaient visité un tel lieu. Jamais elles n’avaient imaginé profiter un jour de ce qui leur semble si luxueux. Un peu futile aussi, c’est sûr, à quoi ça sert tout ça ? Mais elles y sont et vont prendre le temps de goûter à tout ce qui leur fait envie ici.
Devant elles, l’étendue des possibilités : spa, hammam, bains bouillonnants, bassins froids ou très chauds, cabine dans laquelle on écoute de la musique les oreilles immergées, sauna, bains japonais, piscine à multiples jets et eau pulsée pour le massage. Et des douches un peu partout sur le parcours. C’est dimanche et les voilà dans un monde d’eau. Du monde dans l’eau.
Depuis les bains, la vue s’offre sur les montagnes. Le printemps rayonne sous un soleil doux, ciel bleu. Traces de neige sur les hauteurs, les stations à proximité ont fermé il y a peu. Parapentes dans le ciel en une multitude de tâches colorées.
La tentation est grande de passer quelques minutes à peine dans chaque salle ou bassin. De faire le tour des propositions en un temps record – pourquoi trainer davantage, une fois que c’est fait, c’est fait ! Mais la journée est à la nonchalance et elles essaient de la vivre à ce rythme peu familier. Réprimer l’envie de se débarrasser rapidement de cet univers un brin dérangeant. Trop inhabituel. S’efforcer d’accepter la légitimité de se trouver dans un tel endroit, avec une telle offre. Assumer le fait d’être là pour son propre plaisir et tenter de se réjouir de tout cela. Un repas les attend ensuite à l’étage du centre, au restaurant diététique avec vue panoramique sur le lac et sur la piste d’atterrissage des parapentistes.
Encore gênées par leur nouvel environnement, elles parlent de choses banales. Font comme si rien ici n’avait un sens particulier. Comme si elles étaient déjà habituées à ce genre d’endroit et à l’abondance voire l’excès dont il témoigne. Elles jouent à se fondre dans le décor, à faire comme si rien ou presque ne les surprenait. Regarde, là-bas, les deux qui restent collés ! Tu te rends compte… Mais comment ils se tiennent ? Ah ben dis donc, si j’avais su qu’on avait le droit de s’afficher comme ça ici… Ils n’ont pas de honte on dirait !
Elles rigolent, sortent du bassin bouillonnant dans lequel elles étaient immergées et se dirigent vers le fond de la salle. À l’extérieur de ce qui a été nommé les bains romains, les bains japonais offrent une circulation à travers trois bassins dont la température augmente au fil de la déambulation. Trempées à trente-trois degrés, elles discutent fort sous le soleil printanier. Ça fait du bien ce soleil. Mais attention quand même à la peau : le soleil si tu en prends trop, il te déborde dans le corps et ça te rend malade. Il est trop fort maintenant lui. Ça a bien changé tout ça la-haut. Et l’autre d’acquiescer.
Puis elles se demandent inquiètes si les serviettes de toilette qui leur ont été confiées à l’entrée du centre de balnéothérapie se trouveront encore à l’endroit ou elles les ont laissées. C’est trop loin et depuis l’extérieur elles ne peuvent surveiller. Il ne manquerait plus que ça tiens, qu’on nous vole les serviettes ! Elles tentent de s’affranchir de cette éventualité d’un rire, mais décident de quitter les bains pour vérifier que tout est bien en place. L’une derrière l’autre, elles progressent lentement dans l’eau, pieds au sol, bras qui affleurent. Elles traversent le bassin à trente-sept degrés puis celui à quarante. Ouh, ben c’est trop chaud là. C’est pas bon pour les varices ça. Heureusement qu’on ne reste pas !