Au lavomatic
Elle dépose le sac de voyage entre ses pieds, ouvre la porte du lave-linge N° 7. Raide sur ses jambes, elle se baisse pour extraire les vêtements du sac et les engouffrer dans le tambour, pêle-mêle, tassés. Ses gestes sont rapides, nerveux. Visage émacié, coupe au carré court, jean et veste assortie. Elle vient de fumer et l’odeur de tabac froid se répand dans l’espace au parfum de lessive.
Porte fermée, centrale de paiement, l’eau arrive dans la machine et le tambour débute son cycle, tout est en ordre.
Elle sort du lavomatic et fume une cigarette sur le trottoir.
Dehors, l’air est froid, balayé par un vent du nord qui n’arrange rien. Feuilles de platanes roulées sur la chaussée tandis que d’autres traversent la rue portées par les courants d’air. L’automne a subitement versé en hiver et personne n’y comprend à ce satané changement climatique ! Elle disparaît du cadre.
Dans la laverie, trois machines et un séchoir tournent. Le temps s’étire, ponctué par l’arrivée de l’eau dans les lave-linge qui gicle dans les réservoirs à lessive, les essorages, les paquets de vêtements ou de linge de maison compressés contre les hublots en masses étrangement colorées.
Les nouvelles du journal qui occupe le temps sont masquées : le monde hésite entre déployer la guerre davantage, asservir les populations au-delà des gestes barrières, les politiques poursuivent leur jeu de rôle tandis que l’avenir a été déposé dans les rouages de la finance internationale.
Elle entre à nouveau.
— Ça vous dérange Madame si je ne porte pas le masque ?
— Pas du tout. Je ne porte pas le mien.
— Je n’en peux plus de ce truc qui m’empêche de respirer là. Et puis de toutes ces histoires qu’on fait autour de l’épidémie.
— Je comprends. C’est plutôt compliqué depuis tout ce temps.
— Non mais franchement, on se fout de nous quand même !
— Vous croyez ?
— Si vous regardez bien, nos politiques disent tout et son contraire depuis des semaines. À nous rendre dingues avec leurs injonctions contradictoires.
— C’est sûr qu’il vaut mieux être forte dans sa tête ces temps-ci.
— C’est clair ! Je n’en peux plus moi de leurs « stop and go ». Regardez : je travaille dans un restaurant le midi. J’ai un contrat. Et puis, pour arrondir mon salaire, je fais des extras le soir, au coup par coup, mais c’est pas mal. Ben là, depuis le covid, plus d’extras, plus de rentrée d’argent, retour à la case super précaire. C’est l’enfer !
Elle est en colère. Mâchoires serrées, elle se raconte sans ambages. Elle n’en peut plus.
— Vous savez, moi je suis gilet jaune. Depuis le début du mouvement. Ça m’a galvanisée de truc. Et puis, je les ai tous rencontrés là, les marxistes, les CGT, les extrêmes-droites, ceux de gauche, tous… Eh ben ils m’emmerdent, tous, avec leurs revendications de petits nombrils. Incapables de voir plus loin que le bout de ce que le parti leur a dit. C’est pas possible, ils sont tous un truc à dire, ne sont pas d’accord sur les revendications principales, et la convergence des luttes, elle est impossible.
— Vous avez raison, ça fait un bon moment que ça ne converge plus… Il y a trop d’ego dans les mouvements. Trop de volonté de récupérer le pouvoir. Les mecs sont incapables de jouer collectif… Ils aiment trop le foot !
— Et puis, on ne peut plus aider tout le monde ! C’est plus possible ça. Il faut se réveiller. Ceux qui travaillent en France et puis qui envoient tout leur argent en Afrique, c’est plus possible ça. Il faut que l’argent reste en France…
— Mais enfin de quoi on parle là ? De travailleurs précaires qui survivent en France et tentent d’aider leur famille restée au pays ? Et les multinationales qui détournent l’argent des bénéfices dans des paradis fiscaux, ça ne vous dérange pas ça ? C’est quand même fou ce système qui persuade les plus pauvres que le problème de la société c’est les autres pauvres.
— C’est comme ceux qui gagnent plus au chômage qu’à aller travailler : c’est quand même un problème ça !
— Non, ça n’est pas un problème. Le chômage est un droit. Les personnes qui travaillent et sont déclarées, elles cotisent pour le chômage. Si une personne touche le chômage, elle ne le vole à personne. Elle bénéficie de ce pour quoi elle a cotisé. C’est la même chose avec la sécurité sociale. Tout comme les aides sociales. Ce sont des droits, des acquis sociaux. Et j’en connais plus d’un qui les verraient bien voler en éclats ces droits pour tout niveler par le bas.
— Oui, oui, d’accord ! Enfin… je me suis sans doute mal exprimée. Vous savez, j’ai monté une association pour la sécurité dans la ville. Alors bien sûr, sur les réseaux sociaux, je me fais houspiller: sécurité ci, sécurité ça, mais je m’en fous. Vous savez je l’aime moi ma France. Je n’ai aucun problème avec le drapeau français par exemple. Et puis, la sécurité, c’est pas juste la lutte contre l’insécurité la nuit par exemple. C’est aussi l’air qu’on respire en ville, le travail pas trop loin de chez soir. La sécurité, c’est bien vivre dans la ville. C’est pas que contre les voyous.
— C’est intéressant votre vision…
Trois personnes masquées entrent dans le local où l’air est réchauffé par le séchoir qui tourne. Chacune porte deux gros sacs et s’installe face à une machine pour y entasser le linge. Fermeture des portes, argent dans la centrale de paiement, lancement des prélavages. Quatre fauteuils de jardin en plastique représentent les seules assises du local. Ils sont vissés au sol par les quatre pieds. Il n’y a pas de place pour tout le monde.
— Vous savez, je suis allée à la mairie là rencontrer Monsieur Sécurité. On n’est pas sur la même longueur d’ondes, mais alors pas du tout. Des îlotiers ! Mais qu’est-ce que vous voulez que les jeunes ils en aient à faire des îlotiers ! Ils iront fumer leur pétard plus loin. Non, il faudrait remettre des Maisons des jeunes et de la culture dans les quartiers, comme dans les années 70.
— De la culture pour sauver les jeunes du bourrage de crâne publicitaire et des réseaux sociaux ? C’est une bonne idée ! C’est peut-être même la bonne idée, la seule issue même.
— Avant, les MJC étaient ouvertes principalement aux jeunes et les activités pour les adultes étaient à la marge. Maintenant, quand vous regardez la programmation des maisons de quartier, c’est essentiellement des activités pour les adultes avec quelques trucs pour les enfants autour. Mais les jeunes, qu’est-ce qu’on leur propose, à part tenir les murs de la cité ?
— Eh bien, vendre de la drogue dans la cité ! Et gagner plus d’argent qu’en travaillant légalement tout en aidant leur famille qui manque peut-être de revenus. Pardon, je suis cynique, mais c’est vrai qu’une économie parallèle s’est déployée dans les quartiers. Une fois encore, on parle des précaires, on les stigmatise même. Mais l’argent de cette économie, j’imagine qu’il contribue à la la survie de nombreuses familles.
— Quand est-ce qu’ils vont arrêter cette mascarade des masques et de l’épidémie là ? Je n’en peux plus. Et puis, il faut que je travaille moi, sinon, comment je vais payer mes factures ?
— Vous avez vu comment le gouvernement a zappé une partie de la population depuis des mois ?
— Qui ça ? Les vieux qu’on a enfermés dans les mouroirs ? Allez, vous coûtez trop cher, vos retraites sont trop élevées, dégagez ! Un coup de covid comme un nettoyage au karcher, des dépenses en moins, c’est toujours ça de gagné.
— Ah… ben vous êtes pas mal vous aussi côté cynisme !
— Nan ! mais vous croyez pas, franchement, qu’on en est là ?
— Je ne sais pas où on en est… Ce que je vois, c’est que depuis l’entrée dans le 21e siècle, les libertés individuelles et collectives sont rongées par les gouvernements successifs qui profitent de chaque crise pour les réduire davantage. Et comme on est en pleine agitation émotionnelle… comme à chaque manif, des personnes sont agressées par les forces de l’ordre et blessées, parfois lourdement… comme les télés appartiennent aux multinationales qui n’aiment pas la démocratie et préfèreraient voir l’État tout privatiser pour que ça continue de leur rapporter… oui, les médias financés par les grands groupes ont intérêt à voir la démocratie empêchée. Alors ils continuent d’asséner leur vision étriquée d’un monde violent et dangereux pour maintenir les masses sous l’emprise de la peur… Et le virus qui circule depuis décembre est un très bon moyen de continuer à agiter la peur…
— Ça c’est sûr que ça marche bien. Regardez les gens, tous masqués ! Vous éternuez en public et d’un seul coup le monde s’arrête de respirer tellement tout le monde flippe d’être contaminé. Mais ça va s’arrêter quand cette histoire ? Quand est-ce qu’ils vont comprendre les gens qu’on est tous dans la même galère ? Et puis, qu’il faut analyser aussi, tout ce qui est dit et balancé sur les réseaux sociaux…
— Là, c’est une autre paire de manches… Arrêter de jouer à se faire peur en pensant qu’on est tous en danger de mort à cause d’un virus, ça demande du cran, de la force de caractère, une capacité à s’émanciper du dogme gouvernemental. Et aussi, la capacité à se documenter et là franchement, c’est la jungle. Sur le net, vous trouvez tout et son contraire sur le virus. Et du complotisme plus plus. Alors, il vaut mieux avoir peur j’imagine, s’en remettre aux ordres de papa État plutôt que de penser le phénomène par soi même, quitte à se tromper. C’est plus simple de renoncer à son libre arbitre j’imagine. Moi je crois qu’il faut oser vivre, c’est le plus important !
— Ouais, on n’a qu’une vie et c’est maintenant !
— C’est quand même dingue cette focalisation sur un virus moins ravageur que la pollution industrielle, les pesticides, la malbouffe. Les cancers tuent bien que le covid plus depuis des dizaines d’années. Alors, je me demande ce qui se joue avec cette seule partition qui agite le sujet de la peur de la mort par le virus ? C’est quand même troublant, vous ne trouvez pas ?
— Mais, est-ce que tous les pays fonctionnent comme le nôtre, avec toutes ces fermetures, ouvertures, fermetures ? Comment ça se passe ailleurs ?
— On se documente chacune de son côté et on en reparle ?