Apéritif ruthénois
Dix-neuf heures. Le jour décline à Rodez et la ville s’affame de passants. Lundi soir, printemps encore frais. Les gens d’ici sont rentrés chez eux, très peu circulent dans le centre-ville. Des touristes peut-être.
Près de la mairie, une brasserie. Lustres modernes, lampes incrustées dans le faux-plafond, la déco se veut sobre et moderne. Tables noires, chaises bois noir. Banquettes et billard américain sur une estrade.
Comme dans quasiment tous les lieux publics dorénavant, un écran qui, ici, distille des clips de femmes dénudées surmaquillées maîtresses SM homme tatoué, colliers de chaîne et musique insipide, publicité, publicité, publicité.
Une dizaine de clients dans la salle. Deux fois deux femmes en chaises hautes mange-debout. Deux hommes au bar. Un duo aussi. Trois aînés jouent attablés aux cartes.
Le serveur invite à un faugères bio. Elle joue. Elle est entrée pour un verre de vin. Rouge.
Quatorze personnes poussent les portes. Six collégiens ou tout jeunes lycéens flanqués de huit adultes. Amis en goguette ? En famille ? Elle cherche des traits caractéristiques, des ressemblances. Étrange pour un lundi soir. Elle se demande si c’est un lot de profs et d’élèves post conseil de classe. Curieux rituel… Non, elle n’y croit pas.
À l’écran, black à lunettes et femmes à demi-nues. Musique poum-poum-poum sans intérêt joyeusement couverte par le vacarme des quatorze. À leur table, on boit du diabolo, du jus de fruits, du scwheppes, du coca encore du côté des ados, tandis que de l’autre bord pas mieux. Hormis une bière chez les adultes, c’est un apéritif sans alcool.
Derrière le bar, étagères blanches à lumière mauve. Branché on vous dit. Du côté des quatorze, on trinque aux jeunes qui parlent de musique. Passage d’audition au conservatoire local ? Aria de Bach dans les mots d’une parente.
L’écran immense, envahissant, intrusif même diffuse une scène de mariage d’une affligeante banalité : bal, parquet de bois clair, mariée en blanc et voilage à rideau. Sur la scène de la salle immense aux convives nombreux, un orchestre, barbe de trois jours au micro, regard profond, tout autant que la voix à faire chavirer les cœurs sans doute — alrs couverte par les quatorze que les sodas excitent. Hommes dansant à contretemps, femmes moulées en robes satinées et visages fardés, cheveux flottant aux épaules, clip aux clichés éculés.
Plus tard à l’écran, un nouveau barbe de trois jours, tee-shirt blanc près du corps col en V, brune cheveux longs qui le boit. Paysages Club Méd et musique à flotter l’arrière-train.
Brouhaha, vacarme même, dans la salle. L’envie d’une soupe brûlante la pousse à quitter les lieux.