Air du temps
— nouvelle —
Elle quitte le train régional climatisé et pousse sa bicyclette sur le quai. La gare est parée d’un amoncellement d’échafaudages qui lui donnent un air étrange. Aucune rampe pour rejoindre le hall, elle tente l’ascenseur. Une chance, ce quai dispose d’une cabine. Sur les cinq que compte la gare, deux seulement sont accessibles en fauteuil ou pour le transport de vélo. Elle abat le guidon et la roue avant afin que la porte se referme. L’ascenseur descend, parois entièrement vitrées. Au sous-sol, elle suit le couloir jusqu’à l’escalator. Aucune rampe ici non plus. Elle se dit que la France, pays d’accueil de la COP 21 à la fin de l’année — Conférence internationale sur les enjeux du changement climatique au 21e siècle —, a encore du chemin à parcourir, des tours de pédales à actionner à la force motrice du corps, pour devenir verte, écologiste, respectueuse des un-es et des autres comme de son environnement, de son époque. Des temps qui changent et n’attendent plus que les politiques publiques, les stratégies commerciales marketées, se fassent précurseures. Constat écœurant de l’impossibilité des prétendus dirigeants à envisager l’avenir autrement que guerrier ou conquérant, dominants contre dominés, profit personnel contre péréquation.
Elle, comme tant d’autres chaque jour plus nombreux, sait que sa lecture du monde l’a portée un pas en avant de ceux-là, obnubilés par le pouvoir et la volonté de le garder, les rapports de force en valeurs premières. Des gens plombés par les retours d’ascenseurs et les obligations d’obligés, phagocytés par l’appât du gain, la fascination pour le luxe et la luxure, et la succession de compromission auxquelles ils asservissent leurs vies dans lesquelles le mot « éthique » se prononce autant de fois qu’il a fui du comportement. En guise de gilet protecteur de conscience sans doute. De mantra à s’autoconvaincre qu’on n’est pas tout à fait une ordure, tout en l’étant pleinement…
Occupée à agir sur sa propre vie en une théorie et pratique qui lui demande force énergie et accompagnement, elle a dit non au pouvoir à prendre sur les autres, oui à l’aventure de sa singularité à développer. L’unicité bien plus intéressante que l’uniformité. Elle pense qu’ainsi elle contribue à participer pleinement à l’évolution du monde. Davantage qu’en donnant des ordres ineptes à des salariés décérébrés pour leur rentabilité à deux chiffres autorisant l’évasion fiscale, l’usure planétaire, la mise à mort des humains prétendus « non conformes ». La frénésie néolibérale en crime contre l’humanité du siècle naissant.
Chaleur accablante. Bitume à la fonte. L’air est sec. Brûlant sur la peau. Elle relève sa robe à mi-cuisse et enfourche son vélo. Elle ajuste ses pieds sur les pédales et file en direction du centre ville. Le vent bouscule ses premiers mètres et elle règle son rythme avec surveillance rapprochée des bourrasques. Manquerait plus qu’elle soit projetée sous les roues d’une voiture — d’un camion ! — à cause du vent. À son premier jour de vacances, elle veille au grain.
Elle repense au cheminement qui a été le sien quand elle a réalisé qu’elle prenait sa part dans le grand jeu de massacre planétaire. La claque d’abord puis la dégringolade. Responsable et coupable. Elle a posé la sentence, s’est regardée droit dans les yeux, face miroir. S’est dit ma fille, c’en est terminé de cette comédie au siècle du mal-être et de la superficialité. Tu prends les choses en main et tu fais ta part de chemin pour pouvoir te sentir fière de ton passage terrestre. Te regarder droit dans les yeux et passer des nuits calmes.
Elle est entrée en révolution. A listé ses dépenses de nourriture comme de santé, a trouvé une curieuse corrélation entre ce qu’elle mangeait et des maladies récurrentes. S’est posé des questions, a enquêté, consulté, analysé et compris petit à petit. Alors elle a pu choisir. Moins de viande, davantage de légumes frais, de saison et de territoire. Le moins de produits transformés possible, nocifs, entre autres, pour leurs additifs synthétiques. Bannir le sucre blanc. S’est remise à la cuisine, une cuisine simple, à la vapeur, des crudités souvent, des soupes aussi. De l’huile en quantité, quasiment plus de laitages, peu de céréales. Elle a détoxifié son corps : cigarette, café, alcools forts, stress en tout genre. S’est remise à la marche. Au fil du temps, la forme est revenue. La bonne humeur aussi. Ça n’a pas été immédiat, elle est d’un naturel patient.
Elle a renoncé aux supers ou hypermarchés après avoir compris leurs méthodes tyranniques de baisse des prix appauvrissant l’ensemble des fournisseurs agriculteurs. Elle s’est organisée, est revenue au marché où elle demande dans les yeux aux paysans comment ils font pousser les légumes : elle ne veut plus des pesticides de synthèse dans son assiette, sait leur danger, refuse de collaborer à la destruction des humains et de la planète en les accréditant. Fait des choix qu’elle assume, s’en porte bien. Bien mieux. Sourire aux lèvres.
Elle a étudié le cas de ses fournisseurs énergétiques, a scruté les agissements de sa banque, les financements de projets internationaux auxquels elle contribuait. Elle a mis de l’ordre. Quitté l’opérateur national d’électricité nucléaire pour une coopérative de production d’énergie renouvelable. Quitté une banque navigant en eaux troubles nucléaires, commerce d’armes, paradis fiscaux…, pour une éthique qui ne joue pas en bourse. Quitté son fournisseur de gaz pour un affichant clairement tarifs et enjeux stratégiques. Refuse de changer de téléphone ou d’ordinateur selon l’air du temps. En guise de résistance à l’obsolescence programmée, entretient ses outils avec attention afin qu’il durent le plus longtemps possible. Elle a radicalisé une part d’elle-même et ne voit pas d’autre voie pour vivre en phase avec ses convictions. Lassée d’être objetisée, elle s’est efforcée de devenir sujet, indépendante, avec le moins d’influence subie. Un détail, elle vit sans téléviseur depuis qu’elle a quitté ses parents.
Le vent dans les cheveux, elle savoure le parfum de liberté dont sa vie s’est parée. Restent quelques contradictions, elle n’est pas parfaite, ne le sera jamais. Si on lui avait dit un jour qu’elle connaîtrait de tels changement, elle aurait éclaté de rire à la barbe de l’oracle. Sa vie était limpide, son parcours tout tracé, et pourtant. Pourtant, elle avait migré, changé de cap et n’avait jamais été aussi heureuse depuis.
Quand sa vie a commencé à sentir le roussi, elle a fait un bilan de compétences. A prévenu son patron qu’elle se mettait en route vers un métier humaniste. Marre de la course à l’argent pour des actionnaires irresponsables, perpétuels enfants inassouvis aux caprices criminels, dans une frénésie sans fin conduisant à l’épuisement de la vie sur terre. Il l’a regardée sans comprendre, a joué des mots pour déformer ses propos, tenté la manipulation, a refusé sa démission, s’est énervé, a proposé de l’argent, cherché mille subterfuges. Elle a tenu bon. Ne s’en est pas laissé conter cette fois, a suivi son intuition et son besoin de revenir vers les autres, les siens, ses semblables si différents aussi.
Elle a su par d’anciens collègues restés en relation que son ancien patron avait décompensé deux mois après son départ. Burn-out spectaculaire et dommages collatéraux, actionnaires aux abois et fin de carrière pour le directeur général. Elle s’est dit qu’elle l’avait échappé belle. Qu’elle avait bien fait de quitter ce monde de fanatiques en costumes-cravates qui n’avaient plus d’humain que le nom de l’espèce à laquelle ils devaient d’être au monde.
Elle a repris goût à la vie, celle qu’elle appelle « la vie vraie ». Passe des moments inoubliables avec ses amis où l’argent ne peut rien car les humains y sont tout. Elle a trouvé un travail à temps partiel, près de chez elle. Gagne beaucoup moins d’argent et s’en contente aisément. Elle a migré vers une ONG où elle a appris de nouvelles gammes qui conviennent à son rythme intérieur comme à son inventivité. Elle a dorénavant le sentiment de vivre pleinement, chaque instant. Elle sert à nouveau le collectif auquel elle appartient, la société, et plus une poignée de fortunés aux valeurs guerrières péniblement conventionnelles, conservatrices voire réactionnaires.
Souvent maintenant elle regarde s’agiter certains de ses contemporains, pris dans la nasse des jeux de rôles d’une société fatiguée, fatigante, en difficulté pour se repenser et construire, massivement, sa révolution.
Elle, elle est en route. Elle sait l’engagement que cela lui demande et l’attention qu’elle a à porter, sans relâche, pour éviter de verser dans ses anciens modèles. Elle est heureuse ainsi. La mission qu’elle s’est assignée lui convient pleinement.