Rupture à l’étalage

Rupture à l’étalage

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Ils se tiennent face-à-face dans la rue en pente. De dos, elle penche. Jambes décalées, torse tordu, tête inclinée. Sous sa jupe à fleurs orange, sa peau bronzée tachée de grandes plaques chair. Dalmatienne. Sandales plates assortie, blouse blanche vaporeuse, sac de plage en paille à l’épaule.

Il se raidit. Léger déhanché qui dit l’agacement. Short en jean, tee-shirt clair, tennis et socquettes blanches. Il pourrait avoir de l’allure en casquette.

Elle s’agite. Semble négocier. Le vent qui souffle de l’océan bat les pans de sa blouse. Buste maigre, poitrine plate, jambes fines, gestes aériens. Ils font quelques pas dans le sens descendant.

D’un pas nerveux il la précède, entre dans la boucherie-charcuterie. Elle le suit, reçoit le retour de la porte en pleines mains, son corps en butée. Sonnée. Elle chancèle. Vacille. Tourne lentement sur ses talons et s’adosse à la vitrine. Visage plein soleil, yeux plissés.

Derrière elle, la viande en étal. Cramoisi de bœuf. Porc chair. Saucisses bicolores. Jambons, pâtés, boudins en camaïeu aux teintes rosées, rose thé, cuisse de nymphe. Ailleurs dans la boutique, une étagère en bois massif. Fierté de la bouchère qui n’a de cesse de vanter les talents de « son » menuisier devenu officiellement son amant après un temps de veuvage propice à éviter les quolibets. S’y étalent des produits de la conserverie locale. Asperges en bocaux, foies gras et fritons. Le vin des sables côtoie la Chartreuse, en une curiosité géographique liée aux origines de la patronne.

Dehors, le vent brasse, fraîchit l’air estival. Elle ne sent pas l’odeur du sang séché. Celle de la viande qui a faisandé en frigo pour être vendue à maturité. Ici, la viande est bonne. Elle vient du Ségala. Bœuf à l’herbe des prés aveyronnais, veau élevé sous la mère. C’est lui qui le lui a dit. Elle, elle ne connaît pas le goût de la viande. Qu’elle vienne du Ségala ou d’Amérique du Sud, d’Allemagne ou d’ailleurs. Que les bêtes aient été longuement sélectionnées ou « fabriquées » de façon industrielle. Qu’elles aient consommé de l’herbe dans les champs ou ruminé des tourteaux de soja transgénique en pataugeant dans leurs déjections sur une dalle ne béton sans jamais regarder passer le soleil, encore moins les trains. Qu’elles aient été soignées en médecine naturelle ou forcées aux antibiotiques… Elle n’en a jamais eu le goût. Parfois l’odeur. Et la flagrante différence de nez entre une viande élevée de façon respectueuse et celle, âcre, de la viande malmenée. Elle est arrivée au monde avec cette aversion, remercie ses éducateurs de ne jamais l’avoir contrainte à cet endroit.

Elle se redresse. Tente de coller chaque centimètre de sa peau sur les os à la vitre chaude. Yeux fermés. Elle cherche ses forces dans l’appui au verre. Hume l’iode de l’air. Aime tant cette odeur vivifiante. Elle se demande quel type d’élevage elle subit avec son médecin de mari. Vache industrielle poussée aux molécules de synthèse ou souris de laboratoire en observation constante ? Cultivée en plein champ, elle ? Certainement pas !

Elle l’imagine en plein palabre avec la bouchère, son ombre projetée sur leur conversation. Elle le sait minaudant, tentant la séduction, ne sachant s’adresser à une femme autrement. Elle le jurerait en train de s’exciter, parfums de femme et de bêtes mêlés, frétillant comme aux plus beaux jours, une main glissée dans la poche droite de son short, au contact de sa verge qu’il porte basculée de ce coté-là.

Une moue…

Lui revient en mémoire le livre d’Alina Reyes. Elle se prend à inverser les rôles. Son mari en caissier, la bouchère en lubrique. Elle les imagine se reniflant dans la chambre froide… Elle sourit, rit intérieurement, trépigne presque, soupire. Yeux fermés, elle remonte le temps.

Vingt sept ans d’une vie stérile. Stérile, dans tous les sens du terme. Un cercle d’ami restreint à peau de chagrin, délité à force de mutations de son mari mais aussi de laisser-aller de sa part. Pas d’enfant du fait de son infertilité d’homme aux trop rares spermatozoïdes, pas plus que d’adoption envisageable pour lui.

De l’amour, elle se demande s’il y en a eu, finalement. Du désir oui. De la fascination certainement. Au début de leur relation particulièrement. S’est-elle jamais sentie aimée ? S’est-elle jamais sentie comprise, soutenue ? Son partenaire en guise d’ami le plus proche. Serait-ce trop demander d’une relation hétérosexuelle, qu’elle rapproche deux êtres, les rendant complices à jamais de ce qu’ils vivent et auront vécu ? Les rendant solidaires comme l’amitié sait le faire. Serait-ce trop demander, se répète-t-elle le soleil sur le visage ?

Exhibée comme on porte un bijou, voilà quel aura été son destin avec cet homme-là. Femme sautoir pour homme avec carrière. Dorénavant femme girafe pour mufle impossible à domestiquer. Son couple au bord du naufrage. Souhaite-t-elle s’échouer ?

Elle se détache de la vitrine, laisse son mari à ses supposés marivaudages, descend lentement la rue. Se remémore leurs ébats d’avant. Leur joie amoureuse dans l’étreinte. Les rires et les interminables caresses. Homme tactile, gourmand, animal, explorateur inépuisable. Et elle, jouisseuse sans fin, prenant et donnant, en demandant encore. Son désir du corps de l’autre, sa jouissance avec l’autre comme impossibles à rassasier.

Son regard se pose nonchalamment sur une vitrine de chausseur. Elle s’arrête, suspend le fil de ses pensées mais ne voit rien de ce qui est exhibé. Elle est figée sur une question : pourquoi le temps mange la relation ? Pourquoi ce qui était si léger devient une charge insoutenable ? Pourquoi ne savent-ils pas se dire tranquillement tout ça et envisager une voie de guérison ?

Son corps se raidit quand elle se remémore les quelques propositions de son mari pour relancer leur couple. Elle tourne les talons et poursuit la descente. Un monstre, s’était-elle dit. Ou bien avait-t-il lu sans compter le magazine Elle, à la recherche de ce qui ferait de lui un homme résolument moderne, de son temps. Un homme, un vrai, défait de ses complexes de piètre géniteur à grand renfort de ti-punch, pas peu fier d’exhiber sa femme-bijou en guise de territoire à négociation. Tractations masculines sur une sexualité partagée, ma femme contre la tienne tope-là, le temps d’une soirée non tarifée au-delà du forfait à acquitter à l’entrée du club. Un lieu qui se prétend le paradis des femmes, libres et jamais soumises, il l’avait dit et répété : si tu n’as pas envie, on rentre, tu ne t’obliges à rien. Mais ça vaut le coup d’essayer, non ? Elle l’avait écouté patiemment, tout en fulminant, dérouler son chapelet de bonnes intentions, une main dans la poche droite de son pantalon.

Elle lui avait demandé, benoîtement, ses yeux fichés dans les siens : mais qui a envie de se faire enfiler par des dizaines de queues toute la nuit ? De se faire secouer sans ménagement par des hommes en quête de performance, surtout pas de partage ou de respect mutuel ? Toi, ça te tente toi ? Moi pas, mais alors pas du tout. Je ne me sens absolument pas capable d’improviser le rôle de paillasse. Mais, vas-y, je t’en prie ! Tu as parfaitement appris ton catéchisme, tu sembles connaître le jeu, je ne voudrais surtout pas te priver…

Il avait baissé le regard, renoncé à cette cartouche et aussitôt réfléchi à un autre stand de tir. Il avait proposé un voyage en Thaïlande, elle s’était offusquée. Pas de tourisme sexuel dans sa vie, pas d’enfants impliqués dans leurs jeux d’adultes consentants. Il l’avait aussitôt reprise sur le mot consentant qui était devenu le grand absent de ses approches érotiques avec elle. Elle consentait du bout des lèvres, il s’en plaignait.

Aux jeux amoureux des premières années avaient succédé les inquiétudes puis les déceptions liées à leurs projets de famille. L’enquête avait été longue, elle avait d’abord cru que son ventre était infertile, s’était sentie coupable d’emblée, s’en était considérablement voulu quand le verdict avait donné son compagnon stérile. Une ère glaciaire, sexuellement parlant, pendant des mois ensuite. Puis, en guise de réchauffement climatique, leurs disputes, leur incapacité à se retrouver, quelles que soient les données.

Le vent souffle dans ses cheveux un air de liberté. C’est décidé : elle rentre, fait ses valises et change de vie.

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